En ce mois des fiertés, quelle voix plus juste à écouter que celle de cet activiste vent debout contre tous les abus, à commencer par ceux commis au Liban contre la communauté LGBTQ+. Son nom est à lui seul un oxymore. S’appeler « Raja Farah », en français « Espoir Joie », n’est pas facile pour ce chirurgien de l’humeur et du mal-être libanais qui se dit « pessimiste de nature ». Ce côté sombre de sa planète n’est pas toujours évident à détecter dans les carrés colorés où il aligne régulièrement 150 mots souvent tendres, à travers lesquels sourd pourtant une mordante ironie. Pour les plus de 20 000 abonnés enthousiastes qui le suivent, chaque publication apporte un peu de sens dans l’absurdité de la vie dans un pays structurellement voué à la corruption, au chaos et aux cruautés ordinaires qu’ils génèrent.
Pâtissier sans ingrédients ?
Le grand public a d’abord connu Raja pâtissier, derrière l’enseigne Les Mauvais Garçons. La confection de gâteaux est pour lui une activité heureuse, depuis l’enfance. Et s’il a reçu sa formation auprès des meilleurs, comme Christophe Michalak et Jean-François Piège, s’il a songé un moment en faire son métier, cette activité est redevenue aujourd’hui confidentielle. « Sans beurre, sans chocolat, sans personne qui soit resté dans le pays, sans savoir comment mettre un prix sur les choses, je continue à faire des gâteaux en dehors de ce nom de marque un peu provocateur, qui ne se prend pas au sérieux et rappelle la stigmatisation de la gourmandise. Mais Les Mauvais Garçons n’existe plus, alors ce n’est pas la peine d’en parler », explique ce talent multitâche qui revient désormais à son autre vocation, la communication.
« Mithli », le juste mot
Aujourd’hui, Raja Farah est directeur créatif pour une compagnie d’événementiel à Dubaï. Il travaille aussi dans la publicité, après des études aux États-Unis en littérature anglaise pour combler sa passion de la lecture et de l’écriture, et un master en santé publique qui satisfait son besoin d’engagement et le lance dans une étude sur l’activisme autour du VIH, notamment à Cape Town. S’identifiant comme queer, Raja Farah est, à son retour au Liban, dans les années 1990, membre fondateur du groupe homosexuel Club Free. Le but de ce club, encore underground, est avant tout d’offrir un espace de parole et de discussion, un soutien social et psychosocial qui évolue vers une recherche de solutions pour une communauté qui étouffe. L’une de ses principales réalisations, souligne Raja, est d’avoir imposé dans l’espace médiatique le mot arabe Mithly – littéralement « homosexuel » – en lieu et place de Louti, relatif au personnage biblique de Loth, ou chaz qui signifie « pervers », deux vocables teintés de déconsidération, couramment employés sur la plupart des tribunes.
Réalisme magique et littérature des sans-voix
Qu’on ne dise surtout pas à Raja Farah que derrière son compte Oh My Happiness, il fait de la poésie en contrebande. « Je hais la poésie ! » lance cet écrivain de brèves qui vont droit au cœur en peu de mots. Ce grand lecteur de réalisme magique, fan des auteurs latino-américains avec, en tête, Garcia Marquez, est aussi un passionné d’ouvrages afro-américains. James Baldwin, Langston Hughes, Toni Morrison, autant de voix qui, rappelle-t-il, ont mené un combat pour trouver le moyen de dire et de se faire entendre. Et si lui-même s’exprime en anglais, alors que le français a été sa première langue scolaire, c’est qu’à son avis « il y a trop de gardiens autour du français ». Et quand il part à 11 ans aux États-Unis, il attrape l’anglais aussi spontanément qu’une contagion : « C’est comme si je l’avais parlé toute ma vie. »
« Si je sens que je force mes émotions, je laisse tomber »
Et ce format qu’il a choisi pour ses messages sur Oh My Happiness ? « La véritable histoire, c’est qu’avant Instagram je tenais un blog. Je cherchais un nom pour l’enregistrer, mais tous les noms que je trouvais étaient pris. J’ai tapé au hasard “Oh My Happiness”, et ça a marché ! L’histoire informelle est que le but de mon blog était de montrer comment un gay pouvait vivre au Liban une vie plus ou moins normale. Je voulais donner de la joie… De plus, cela collait avec mon nom. Et voilà ! » « Cela dit, je n’aime pas Instagram », ajoute Raja Farah, « c’est trompeur. Les gens ont tendance à me faire confiance sur la base de mes écrits. Cela ne veut pas dire que je sois une mauvaise personne, mais je pourrais l’être. Il est facile de faire illusion ». « Écoutez, ça ne me ressemble pas. Je ne suis pas une personne joyeuse, aimante, facilement émue. J’ai un sens de l’humour vraiment noir, un cœur de pierre, et je ne manifeste d’amour qu’à ma sœur. Quiconque me connaît le sait. Mais tout ce que j’ai écrit est venu du cœur, sans effort. Si je sens que je force mes émotions, je laisse tomber » : ce petit texte écrit au début de la thaoura exprime bien le souci de Raja de ne pas être pris pour celui qu’il n’est pas.
Marie-Mia et les héroïnes de la vie ordinaire
Sa sœur, Marie-Mia, sa mère, sa grand-mère, les femmes du Liban en général sont ses héroïnes de la vie ordinaire. Marie-Mia vit avec une trisomie. Elle est peintre et, elle aussi, activiste à sa manière. Son intervention filmée où elle exige le droit de vote pour les personnes de sa condition a créé un impact important lors des dernières élections. Ce sens de l’engagement qui court dans cette famille depuis toujours a été le déclencheur naturel de Oh My Happiness. Raja raconte ne pas avoir adhéré à la thaoura le premier jour. Il n’avait jamais participé à d’autres mouvements précurseurs. S’il ne s’y rend que le lendemain, c’est pour ne plus quitter le terrain, tout le temps que dureront les protestations. Tout commence par trois messages publiés le 22 octobre 2019 après un passage dans le célèbre Œuf de Beyrouth. Il découvre là une inscription traitant l’un des membres les plus honnis du système de Louti. Mais quelque chose dans ce mouvement libérateur pour tous invite à une action pour remettre de l’ordre, même dans le vocabulaire. « Louti n’est pas une insulte » est un des slogans qui feront mouche, dans le torrent désordonné et cathartique d’exigences en tout genre portées par la thaoura. Aujourd’hui encore, Raja Farah défend cette tempête de liberté qui s’est emparée des gens : « Il est difficile de penser la thaoura aujourd’hui, il faut comprendre que les choses prennent des années », plaide-t-il.
Quand on demande à Raja Farah si les couleurs de fond de ses publications sur Instagram ont un sens, il répond qu’il est daltonien et qu’il est incapable de les distinguer. Ce format bref, confie-t-il, il l’a emprunté à un artiste new-yorkais, Timothy Goodman, qui, au lendemain d’un chagrin d’amour, s’est mis à publier sur Instagram des textes de 150 mots dans une écriture serrée qui ont fait sa renommée. Aujourd’hui, les mots de Raja, un rien désabusés, parlent de ce qui peut encore nous attacher au Liban tout en essayant de libérer ceux qui souhaitent partir des faux liens qui les retiennent. Lui-même lutte pour rester, mais c’est son combat personnel.
“Mithly” مثلي , est littéralement “ comme moi,” n’en déplaise!
13 h 14, le 21 juin 2023