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Nos Lecteurs ont la Parole

Milliards en fuite

On commence par s’indigner des mots pour banaliser les faits.

« Qu’est-ce que 340 millions de dollars de commissions ? Ce n’est rien à côté des milliards pillés à d’autres institutions publiques ! » s’exclame le journaliste, expert en tout, avec une exaspération feinte. Non, Monsieur l’Expert en tout. 340 millions, ce n’est pas rien, c’est énorme. Mais ce qui est rien, en revanche, c’est la pension mensuelle d’un avocat de 30 dollars, ou le salaire d’un soldat de 20 dollars, ou même la pension d’un pharmacien de 120 dollars, dans ce non-pays morose où seuls les prix ont repris des couleurs.

Mais ce qui est énorme, c’est le déni de réalité dans lequel semblent enfermés ceux qui gouvernent ce non-pays. À l’heure où certains organisent leur parade estivale d’avant-saison dans le Sud, d’autres font des acrobaties pour protéger le gouverneur de la banque centrale dans le cadre de ses déboires judicaires en Europe.

Mais de quoi au juste le gouverneur doit-il répondre ? Corruption, blanchiment d’argent en bande organisée, association de malfaiteurs. On crie au complot, à la partialité d’une juge française qui s’acharne contre une personne au-dessus de tout soupçon, au scandale.

Mais de quel scandale s’agit-il ? Il ne s’agit pas de juger l’énorme pyramide de Ponzi construite au fil des ans, qui a fini par s’effondrer sur la tête de quelques-uns – c’est une question de politique monétaire. Il s’agit d’une affaire privée, la fameuse affaire Forry, ou l’art de soutirer des commissions sur les obligations d’État vendues par la banque centrale aux banques commerciales libanaises via une société écran logée aux îles Vierges britanniques et détenue par une non-personne (une personne qui n’existe pas, juste un nom) et le frère du gouverneur. L’intéressé ne nie pas les faits. Il invoque la loi. Et cela suffit à le rendre indéfendable.

Il est indéfendable précisément parce qu’il est le gouverneur d’une banque centrale. Et s’il y a une qualité que doit avoir un gouverneur de banque centrale, c’est d’être irréprochable, d’incarner la confiance qui est censée descendre du sommet vers la base, jusqu’à la monnaie nationale, en passant par le secteur bancaire et ses relations avec l’étranger.

« Si je tombe, vous tomberez tous avec moi », semble-t-il leur dire. Et tout le monde le défend, de peur d’être entraîné dans sa chute : le gouvernement, dont le Premier ministre regarde d’un mauvais œil la tornade qui pourrait venir de Monaco ; ses amis banquiers, qui craignent pour leurs avoirs déposés en Europe ; le président de la Chambre, dont l’empire risque de vaciller ; des journalistes, des juges, tous ceux qui font partie du système –

il faut sauver le système. Tuez le pays pour que le système vive.

« J’ai confiance dans le système judiciaire de mon pays », déclare-t-il dans les médias. Nous serions soulagés de savoir qu’il existe encore des gens qui ont confiance dans le système judiciaire de ce pays. Mais cette profession de foi en la justice – et la manière dont elle est exprimée – ne rend certainement service ni à la justice ni au pays. La justice et l’État de droit. Un beau slogan pour berner les imbéciles. De quel État de droit parle-t-on ? Celui qui permet au gouverneur d’une banque centrale de disposer des dépôts bancaires placés par les banquiers en obligations d’État, en toute légalité ; celui qui permet à des milliardaires, Premiers ministres ou non, de profiter des aides au logement destinées aux plus démunis, en toute impunité ; celui qui autorise des banquiers à accorder des prêts sans intérêt à des juges et des hommes politiques pour les soudoyer, celui de la partialité de certains juges, de la dépendance de la justice, de la servilité de certains médias, de l’arbitraire d’une partie des forces de sécurité, de l’impunité, de l’irresponsabilité, de l’injustice, de la prédation organisée des ressources communes, de la corruption institutionnalisée, de la perméabilité des frontières, des trafics en tous genres et de la bêtise généralisée. Celui du sacrifice des deux tiers de l’épargne du pays pour recommencer le même système comme si de rien n’était, comme si l’effondrement n’avait jamais eu lieu.

État de droit ou plutôt non-État de non-droit. C’est du pareil au même. Le produit de deux termes négatifs est un terme positif. En démettant le gouverneur de ses fonctions, le gouvernement avait l’occasion d’envoyer à la communauté internationale un signal fort de s’engager dans une vraie réforme. Il a choisi de le protéger. Et de se protéger. Derrière les remparts d’un pays qui devient de plus en plus un paradis pénal pour les fugitifs. Pour que personne ne tombe. Parce que si la première pièce du domino tombe, le jeu s’effondre.

Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « Courrier » n’engagent que leurs auteurs. Dans cet espace, « L’Orient-Le Jour » offre à ses lecteurs l’opportunité d’exprimer leurs idées, leurs commentaires et leurs réflexions sur divers sujets, à condition que les propos ne soient ni diffamatoires, ni injurieux, ni racistes.

On commence par s’indigner des mots pour banaliser les faits. « Qu’est-ce que 340 millions de dollars de commissions ? Ce n’est rien à côté des milliards pillés à d’autres institutions publiques ! » s’exclame le journaliste, expert en tout, avec une exaspération feinte. Non, Monsieur l’Expert en tout. 340 millions, ce n’est pas rien, c’est énorme. Mais ce qui...
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