Alors que, pour la majorité des Libanais, le quotidien se résume à vérifier les taux de change, à faire la queue à la banque et à réduire les dépenses d’épicerie, une petite partie de la société est occupée, elle, à dépenser son argent dans les boîtes de nuit et les bars de Beyrouth. Ces derniers mois, le secteur de la vie nocturne et du divertissement a vu ses boîtes de nuit se remplir et les bars et restaurants se multiplier, alors que la saison estivale de fêtes et d’événements se profile à l’horizon. Dans certains quartiers de Beyrouth, les téléphones des bars et des restaurants ne cessent de sonner pour des réservations, les voitures se dirigent vers le nord de l’autoroute en direction de Batroun, haut lieu de la fête, et des files d’attente se forment devant des boîtes de nuit telles que Ballroom Blitz, The Grand Factory ou Soul Kitchen. La reprise de la vie nocturne au Liban, après des périodes d’accalmie dues à la pandémie de Covid-19 et à la crise économique, a permis à une petite partie de la population ayant accès à des dollars américains de renouer avec la scène nocturne, pour laquelle le Liban était devenu célèbre bien avant la guerre civile.
À The Grand Factory, l’un des plus grands clubs de Beyrouth et le fer de lance du groupe Factory People, « c’est non-stop depuis la réouverture du lieu en décembre dernier, après des mois de rénovation suite à l’explosion au port de Beyrouth », a déclaré à L’Orient Today l’hôtesse en chef Mary Bastoury. Cependant, le revenu moyen des ménages libanais n’étant que de 126 dollars, l’option de sortir reste un privilège pour les quelque 15 % qui perçoivent leur salaire en dollars ou, comme l’a constaté Mme Bastoury, pour les expatriés libanais qui reviennent pour les vacances. À The Grand Factory, les places autour des tables VIP varient entre 40 et 90 dollars et le prix d’entrée à la porte de zéro à 10 dollars. En avril dernier, les fêtards ont déboursé 65 dollars pour obtenir un billet et être parmi les milliers à écouter le DJ techno allemand Boris Brejcha au Forum de Beyrouth.
Un défoulement
Bien que la demande de fêtes haut de gamme semble incongrue dans un pays où la majorité des gens perçoivent leur salaire en livres libanaises et luttent pour subvenir à leurs besoins de base, le fait de se défouler est-il une réponse à l’anxiété due à la crise ? « Notre quotidien est triste, mais en même temps, nous avons cette vie nocturne qui nous permet de nous défouler », a souligné Mary Bastoury.
Selon le Dr Joseph el-Khoury, psychologue et président de la Société libanaise de psychiatrie, la fête est un mécanisme de défense contre les difficultés et les pertes dont les Libanais ont été témoins ces dernières années. « D’un point de vue freudien, nous avons deux types de mécanisme de défense : ce que nous appelons un mécanisme de défense mature et un mécanisme de défense immature », a-t-il précisé. « Faire la fête ou se droguer est immature... Mais cela dépend de la façon dont cet acte s’équilibre avec d’autres choses », a-t-il ajouté, avant d’indiquer que ce n’est pas totalement négatif si c’est accompagné d’actions qui suscitent de la positivité. « Les événements tumultueux qu’a connus le pays ont installé les Libanais dans un mode de survie, ce qui peut pousser certains à rechercher des choses qu’ils peuvent contrôler », a affirmé le Dr Brigitte Khoury, psychologue clinicienne et professeure au département de psychiatrie de l’Université américaine de Beyrouth. « Nous ne pouvons pas contrôler le gouvernement, les banques, l’argent, etc. Mais nous pouvons le faire avec certaines choses liées à notre vie, comme les sorties, la socialisation, le plaisir. Il s’agit donc aussi d’un sentiment de reprise de contrôle et de se dire : “Je peux le faire et c’est ce qui me fait du bien.” »
Un réseau de soutien
Selon la DJ Chloé Atallah, connue professionnellement sous le nom de Klôrofil, et qui joue au Ballroom Blitz, « ce ne sont pas seulement les riches ou la classe moyenne » qui sortent pendant la crise. « Tout le monde le fait, affirme-t-elle. Même s’ils n’ont plus d’argent, ils ont l’habitude de sortir (...) Les gens trouvent toujours un moyen de le faire. » Parmi eux, Melissa Ghoussoub, une infirmière de 29 ans. Sortir en boîte est pour elle « plus un besoin qu’une envie ». Les soirées sont devenues plus précieuses « depuis le début de la crise ». Mais les choses sont plus difficiles aujourd’hui. Elle a assisté, désespérée, à la chute de son revenu mensuel, qui a perdu plus de la moitié de sa valeur initiale, pour ne plus représenter que 650 dollars. Grâce à l’aide de ses amis, elle parvient encore à participer aux événements techno underground qu’elle aime, passés d’une fois par semaine à une fois par mois. « Nous sommes une très petite communauté, dit-elle à propos de la scène underground. On fait de nombreuses rencontres, on est très proches des gens, (comme) les organisateurs. »
Elle décrit la scène comme un réseau de soutien, où les amis aident à couvrir les coûts des sorties. « Dans chaque groupe, il y a toujours quelqu’un qui a des difficultés, et puis un autre qui n’en a pas autant et qui est même prêt à payer pour cette personne », a confié Melissa Ghoussoub. Selon la psychologue Brigitte Khoury, ces types de réseaux festifs peuvent maintenir les gens à flot : « Je pense qu’une partie de ce que vous voyez est en fait un soutien social ; un tissu social qui maintient les personnes ensemble, et il a été prouvé que c’est l’un des facteurs les plus préventifs en termes de maladies mentales et de suicide. »
Dépenser maintenant, ne jamais économiser
Pourtant, les fêtards accumulent les factures. Selon Ralph Nasr, cofondateur du collectif libanais de musique et d’événements Retrogroove, malgré la volatilité du marché, et « même s’ils ne gagnent pas beaucoup, les jeunes sortent et dépensent leur revenu plutôt que de le mettre de côté... Cela n’a pas de sens d’économiser ». Le psychologue Joseph el-Khoury a également constaté une augmentation de la prise de risque chez certains depuis le début de la crise, les banques ayant essentiellement liquidé les économies de toute une vie. « Ce sont ceux qui ont épargné de l’argent, ceux qui avaient un emploi stable dans la fonction publique, ceux qui vivaient de leur pension, ceux qui comptaient sur ces éléments qui sont les perdants, a-t-il déclaré. Tout le monde l’a dit, que ce sont les preneurs de risques qui s’en sortaient bien. »
Cet article est paru en anglais dans L’Orient Today le 2 juin 2023