Critiques littéraires

Cormac McCarthy aux confins de la folie

Cormac McCarthy aux confins de la folie

D.R.

À 86 ans, Cormac McCarthy, l’auteur du roman culte La Route, éblouit encore par son talent littéraire. Œuvre intrigante, Stella Maris est le pendant de The Passenger publié concomitamment à l’Olivier. Roman construit sous la forme d’un grand dialogue, Stella Maris donne voix à Alicia, pensionnaire d’un hôpital psychiatrique, qui s’entretient en toute liberté avec son psychanalyste. Si la réalité existe, alors de quoi parlons-nous ? Plongée dans les méandres de l’esprit humain.

Une femme s’entretient avec son psy. Elle vient d’être internée de son plein gré à la clinique de Stella Maris dans le Wisconsin. Elle est encore jeune, elle n’a que 27 ans. Mais elle semble avoir accompli une tâche intellectuelle si grande pour un esprit humain qu’elle ne saurait aller plus avant. De guerre lasse, menacée par la folie, ce sont les fantômes et les hallucinations qui peuplent désormais son esprit. Alicia a donc décidé de se faire interner. « Mais vous ne vous pensez pas folle », lui demande son psy. « En tout cas je ne corresponds à rien dans votre registre des fous », rétorque l’impétrante.

Ayant appris à lire à quatre ans, mathématicienne accomplie travaillant 18 heures par jour, diplômée de l’université de Chicago à 16 ans et rivalisant avec les plus grands esprits de son temps, Alicia est clairement un génie à la précocité monstrueuse. Mais de la somme théorique qu’elle a engrangée et de la confrontation de ses vastes connaissances au monde résulte une aporie, c’est-à-dire une impasse de la pensée. Au terme de ses recherches, Alicia tend à conclure que même le modèle mathématique – pourtant reconnu comme seul socle de vérité indiscutable – est à remettre en cause. « Les mathématiciens ont tendance à se vexer quand on laisse entendre que les vérités mathématiques représentent une espèce de réalité de seconde zone », lance-t-elle à son psy avec un brin de provocation.

Car en réalité, que changent les mathématiques à nos vies ? Absolument rien. L’humanité est éternellement porteuse des mêmes drames et des mêmes souffrances dont Alicia, en dépit de son génie, n’est pas exclue. Ses grands-parents ont fui les pogroms d’Europe de l’Est, ses parents sont les deux éminents ingénieurs qui sont à l’origine de la création de la bombe atomique et son frère si chéri s’est tué sur un circuit automobile. Maintenant Alicia ne demande qu’une chose : quitter la scène de l’existence.

Au cours de neuf chapitres qui se déploient en tableaux de la pensée, Alicia qui se qualifie elle-même de « sociopathe déviante revêche à tout classement », explore aussi bien les questions d’ordre métaphysique que les mystères de la psyché. Elle entremêle dans son flot de réflexions le charnel et l’intellectuel. Surgissent spontanément de son discours aussi bien de fortes émotions qui relèvent de l’expérience que des théories tirées des hautes sphères de la spéculation conceptuelle.

Roman déroutant, Stella Maris invente une dramaturgie qui oscille entre théorie et pratique. La logorrhée d’Alicia montre à quel point sa vie est inconciliable. Le divorce avec le réel est trop grand pour elle ; elle ne peut plus le combler. « Vous croyez qu’il y a une vie après la mort ? Je ne crois pas qu’il y ait une vie avant la mort. Vraiment ? Je n’en ai aucune idée. Ça me semble extrêmement peu probable. Mais encore une fois la probabilité n’est pas nulle », glisse-t-elle à son psy.

Cormac McCarthy invente un personnage assailli par le doute mais qui demeure en quête de sens. Cerveau roué à la mécanique du concept et au jeu de la dialectique, Alicia demeure en même temps un personnage démuni et faible. C’est dans ce balancement antithétique que McCarthy nous rend sensible le désarroi et la beauté tragique de son personnage, figure emblématique de notre temps.

Pour un peu, Alicia préfèrerait passer pour folle. Au moins, c’est un statut dont on peut se prévaloir. Mais si la folie la guette, elle accepte jusqu’à la fin de poursuivre le dialogue avec son psy comme si elle ne pouvait s’empêcher de chercher une issue. Face aux impasses de la logique, s’en remettre à la croyance : « Je prierais pour pouvoir saisir la vérité du monde avant de mourir » ; face au deuil de l’existence, chercher quelque part du réconfort, une main tendue. À un instant bouleversant, Alicia confesse : « Ce que je voulais vraiment, c’est un enfant. Ce que je veux vraiment. Si j’avais un enfant je rentrerais chez moi le soir et je resterais assise. Tranquillement. J’écouterais mon enfant respirer. Si j’avais un enfant je me foutrais de la réalité. »

Le monde est incompréhensible parce qu’il est bien plus fort que nous. L’ironie est que plus nous avançons sur le chemin de la connaissance, plus nous reculons face à la vérité. Le magnifique personnage d’Alicia prophétise l’incurie de nos vies post-modernes. Des têtes bien faites, des âmes vides.

Stella Maris de Cormac McCarthy, Éditions de l’Olivier, 2023, 256 p.

À 86 ans, Cormac McCarthy, l’auteur du roman culte La Route, éblouit encore par son talent littéraire. Œuvre intrigante, Stella Maris est le pendant de The Passenger publié concomitamment à l’Olivier. Roman construit sous la forme d’un grand dialogue, Stella Maris donne voix à Alicia, pensionnaire d’un hôpital psychiatrique, qui s’entretient en toute liberté avec son...
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