Entretiens Le point de vue de Ibrahim Jouhari

Quand le désespoir est à son comble

Quand le désespoir est à son comble

D.R.

Depuis les prémices de l’ère phénicienne, les Libanais quittent leurs pays à la recherche de cieux plus cléments. Cela fait partie intégrante de notre ADN, de nos traditions et de notre histoire. Qui d’entre nous n’a pas de parent proche dans le Golfe, en France, aux États-Unis ou même en Australie ? Qui d’entre nous n’a pas de parents ou de grands-parents qui vivent chaque année au rythme d’accueils chaleureux, puis d’adieux déchirants, en été et, avec un peu de chance, à Noël aussi ?

Nous sommes psychologiquement préparés à laisser partir nos enfants une fois qu’ils atteignent l’âge adulte. Nous cherchons simplement à retarder leur départ le plus possible. Nous négocions avec eux. Nous espérons qu’ils décrocheront au moins leur licence à Beyrouth. Nous espérons surtout qu’ils s’envoleront pour l’Europe ou le Golfe, pas plus loin. À chaque fois que nous assistons à une quelconque crise, guerre ou catastrophe, les chiffres augmentent. De plus en plus d’enfants partent plus tôt et en grand nombre. Cela fait partie intégrante de qui nous sommes, même si nous payons un lourd tribut.

Cependant, depuis 2020, nous faisons face à une situation inacceptable qui nous était, jusque-là étrangère. De plus en plus de Libanais mettent leur propre vie et celle de leur famille en danger. Ils vendent tous leurs biens et s’endettent auprès de leurs proches pour payer d’abominables créatures qui exploitent leur misère en leur promettant de les emmener en Europe à bord de petits rafiots.

Il s’agit de désespoir pur et dur. Les parents ont perdu tout espoir, au point où ils sont prêts à prendre tous les risques pour espérer vivre une vie « normale ».

En effet, le nombre de Libanais qui tentent désespérément de quitter le pays par voie de mer a augmenté de manière considérable et s’élève à plusieurs milliers par an. De plus en plus de personnes essayent d’atteindre les côtes lointaines de l’Italie parce que la corruption de nos politiciens a déteint sur nos voisins et des accords ont été signés avec eux, en vue de repousser ces embarcations de fortune vers les lieux où ils ont commencé leur voyage.

De plus en plus de Libanais quittent le pays, accompagnés de nos hôtes syriens et palestiniens moins fortunés encore. Ils vivent dans des tentes où ils doivent affronter le froid glacial de l’hiver et la chaleur torride de l’été. Par ailleurs, ils font face à une ignoble campagne de propagande xénophobe, populiste et, oserais-je dire « gœbbeliste », orchestrée par les mêmes dirigeants qui sont à l’origine de ce cauchemar apocalyptique. Ces dirigeants ont même eu l’audace d’envoyer leurs bouffons à la télé pour s’en prendre aux migrants et convoiter les quelques dollars qu’on leur donne pour survivre. Cette campagne vise à détourner l’attention de leurs péchés, en faisant porter aux moins fortunés et aux plus faibles la responsabilité des problèmes dont ils sont la cause.

Face à cette vague de misère croissante, les jeunes hommes et femmes de la marine libanaise ont pour tâche de protéger les eaux contre les envahisseurs étrangers. Cependant, ils ont également pour mission ignoble de mettre un terme à l’afflux de bateaux. Ces jeunes soldats sont chargés d’arrêter la migration irrégulière sans pour autant causer de tort. Ce choix relève de l’impossible. Une fois que les bateaux sont dans l’eau, ces soldats courageux ne peuvent que tenter désespérément de dissuader les migrants de prendre le large. Ils peuvent uniquement les convaincre de retourner chez eux pour ne pas mettre en péril leur vie et celle de leur famille. « Retourner où ? En enfer ? », leur répond-on. Un terme si pertinemment choisi par un ancien président…

Le cycle de la misère et des tragédies ne fait qu’augmenter. Au mieux, des familles entières sont déracinées et propulsées vers l’inconnu. Elles se retrouvent face à une situation difficile, mais leurs besoins élémentaires sont satisfaits. Au pire, elles perdent la vie en mer. Pendant ce temps, les membres de la marine sont constamment assaillis par des cauchemars où ils essayent de sauver des familles entières, mais n’agissent pas assez rapidement. Ils sont hantés par les visages impassibles d’enfants dont le seul péché est d’être nés « en enfer ».

Pendant ce temps, les laissés-pour-compte prient anxieusement pour une traversée en toute sécurité de leurs enfants et petits-enfants. Ils espèrent, contre toute attente, qu’ils connaîtront enfin le succès qui leur a souvent manqué sur ces rives anciennes. Ainsi, ils pourraient peut-être les aider, en leur envoyant un peu d’argent pour qu’ils puissent acheter des produits de première nécessité.

Plus les jours passent, plus les familles sombrent dans le désespoir. Elles prennent le large et plus de vies sont perdues. Pendant ce temps, LES AUTRES se disputent les postes-clefs et les prébendes. Tel veut que son candidat soit président, tandis que tel autre refuse. Ils s’opposent à toutes réformes parce qu’elles ne s’inscrivent pas dans leur « plan stratégique » – un plan qui est à l’origine de toute cette misère. Pendant que Dame Justice s’en prend au gouverneur de la Banque du Liban, celui-ci refuse de comparaître devant le tribunal sous prétexte qu’il n’a pas été correctement informé de la convocation, tandis que LES AUTRES le protègent parce qu’il sait où le maudit argent a été dissimulé.

Mais leur denière heure approche. Parce que, près de la côte de Tripoli, un bateau repose sous l’eau, sur le doux sable doré. Il est rempli de mères et de pères qui dorment désormais à tout jamais – des parents qui les accusent TOUS d’avoir tué leurs enfants…

Depuis les prémices de l’ère phénicienne, les Libanais quittent leurs pays à la recherche de cieux plus cléments. Cela fait partie intégrante de notre ADN, de nos traditions et de notre histoire. Qui d’entre nous n’a pas de parent proche dans le Golfe, en France, aux États-Unis ou même en Australie ? Qui d’entre nous n’a pas de parents ou de grands-parents qui vivent chaque...

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