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Culture - Cinéma

Mémoire de gens ordinaires dans un Liban non ordinaire

« The Soil and the Sea » de Daniele Rugo, coproduit avec Carmen Hassoun Abou Jaoudé, a été présenté dans le cadre des Écrans du réel. Un film bouleversant et un travail de mémoire auquel tous les Libanais devraient avoir droit.

Mémoire de gens ordinaires dans un Liban non ordinaire

Cette mer qu’on dit bleue et qui est peut-être rouge de l’intérieur. Photo DR

Le film The Soil and the Sea, présenté à Beyrouth dans le cadre du festival Écrans du réel, rentre dans un cadre plus large et plus académique de recherche Memories from the margins. Daniele Rugo et Carmen Hassoun Abou Jaoudé reproduisent à l’écran la mémoire des gens ordinaires qui ont payé le prix fort dans la guerre du Liban. Il est un plaidoyer pour les disparus et invite à une prise de conscience d’un pays qui les a oubliés.

Le réalisateur italien Daniele Rugo. Photo DR

Daniele Rugo est un chercheur-enseignant italien qui a rejoint l’université de Brunel en 2013, après avoir enseigné à Goldsmiths, à l’université de Londres, au Dartmouth College (États-Unis) et à l’université de Melbourne. Ses intérêts principaux portent sur le documentaire et les conflits, le cinéma mondial et la philosophie cinématographique. Séduit par le Liban qu’il a visité depuis plus d’une dizaine d’années, il réalise le film About a War (2018) qui explore la violence et le changement à travers les témoignages d’anciens combattants de la guerre civile libanaise. À la suite de ce film, il rencontre Carmen Hassoun Abou Jaoudé qui lui propose de travailler sur un sujet qui pourrait être l’envers de la médaille. Non plus les combattants, mais les victimes de la guerre, les disparus dont on ne parle jamais. « Je n’ai pas une expérience ou une formation cinématographique, mais j’ai trouvé intéressant d’utiliser le cinéma pour raconter le vécu et la souffrance des victimes des disparitions forcées et reproduire leurs témoignages dans un film qui a une portée plus large et percutante qu’un article scientifique », confie Carmen Hassoun Abou Jaoudé.

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Chercheuse et politologue, celle-ci enseigne la justice transitionnelle à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) et l’Université Saint-Joseph (USJ). Elle explique : « J’implique mes étudiants qui savent très peu sur la guerre du Liban dans mon cours pour qu’ils racontent le vécu de leurs parents durant la guerre. J’encourage un dialogue intergénérationnel autour des conflits violents et des mémoires auquel ils sont très sensibles. J’ai ainsi collaboré à ce projet cinématographique avec Rugo en tant que chercheuse et non en tant que membre de la Commission nationale pour les disparus et les disparitions forcées, créée en 2020, dont je suis membre. »

Image extraite du film « The Soil and the Sea ». Photo DR

La violence fait écho au calme du paysage

Ce travail a donc commencé pour les deux chercheurs par une collecte d’informations en collaboration avec Act for the Disappeared (ACT), une organisation libanaise de défense des droits humains créée en 2010 par un groupe de femmes activistes particulièrement touchées par la cause des disparus de la guerre. La mission d’ACT est de contribuer à clarifier le sort des personnes portées disparues en promouvant le droit de savoir et en plaidant pour une clôture digne et juste du dossier des disparus. « ACT fait un travail de documentation, dit Abou Jaoudé, notamment une cartographie des lieux de détention et de charniers dont ils ont dénombré jusqu’à présent plus d’une centaine. Cette base de données nous a beaucoup aidés pour alimenter et monter le film. » « Par la suite, ajoute Daniele Rugo, il fallait trouver les endroits et les témoignages en relation avec ces lieux. Ce qui fut fait. Nous avons sélectionné une quinzaine qui nous semblaient aussi les plus photogéniques. » C’était important de trouver l’histoire qui s’accordait avec le lieu, car il s’agissait de raconter les histoires des gens. « Beaucoup de témoignages n’ont pas été utilisés et beaucoup d’endroits n’ont pas pu être filmés à cause du risque que cela comportait, précise la chercheuse. Nous avons fait avec l’équipe de chercheurs plusieurs entretiens dont certains nous ont valu des menaces voilées. » Et de reprendre : « Pourtant on n’a pas fait ce film pour condamner un parti ou un autre, ni pour ranimer les ressentiments, mais par devoir de mémoire car sans mémoire il n’y a pas de réconciliation. »

À l’écoute du silence

The Soil and the Sea s’ouvre sur une belle plongée dans la mer Méditerranée avec le texte de l’écrivain libanais Élias Khoury. Cette Méditerranée qui est le premier grand charnier du Liban, mais aussi de la Syrie avec tous les migrants fuyant pauvreté et tyrannie qui ont été engloutis par le monstre calme et son écume blanche. Cette mer qui est devenue aussi rouge sang après la date fatidique du 4 août.

Savez-vous qu’outre la mer, il y a plus de 100 charniers intacts datant de la guerre civile ? Que l’on pourrait chaque jour marcher sur un sol ou fouler un terrain sans même imaginer qu’il existe des cadavres sous terre ? Combien de milliers de familles attendent un parent disparu ou au moins un os à enterrer ?

La terre et la mer dévoilent la violence sous-jacente de paysages d’apparence banale tandis que la caméra interroge ces espaces du quotidien parfois dans de longs silences, cependant éloquents.

En survolant quasiment tout le pays, paysages et témoignages résonnent et se font écho. C’est un croisement entre la belle nature calme du pays et les propos violents des survivants ou des témoins oculaires de la guerre. Le spectateur ne voit pas de visages mais entend des voix, et l’absence se fait présence même lourde et chahuteuse. Parfois même c’est l’arbre, une église, un mur ou un immeuble qui parleront et raconteront leurs récits.

Metteur en scène de paysages, Daniele Rugo filme les lieux avec finesse et pudeur qui contrastent avec les massacres et les tueries qu’on devine dans les discours violents. Il va suivre les traces invisibles que ces massacres ont laissées derrière eux. La musique composée par Yara Asmar, une jeune musicienne libanaise, se fait discrète et n’efface rien aux silences du film, en faisant toutefois partie de la structure narrative « puisqu’on peut écouter ce film et pas seulement le voir », dit Rugo. Quant au montage, il est signé par le réalisateur lui-même qui délimite les histoires, les compresse mais les propulse dans une dimension plus large, plus lointaine, qui remonte à la nuit des temps, notamment à la tragédie grecque Antigone qui voulait offrir une sépulture digne à son frère.

Daniele Rugo a vu dans le paysage de la Méditerranée « dont je suis issu » un espace géopolitique où se jouent les plus grands drames de l’histoire.

Le film The Soil and the Sea, présenté à Beyrouth dans le cadre du festival Écrans du réel, rentre dans un cadre plus large et plus académique de recherche Memories from the margins. Daniele Rugo et Carmen Hassoun Abou Jaoudé reproduisent à l’écran la mémoire des gens ordinaires qui ont payé le prix fort dans la guerre du Liban. Il est un plaidoyer pour les disparus et...

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