Critiques littéraires Roman

La guerre du Liban (75-90) entre cinq murs… sous la plume d’Abbas Beydoun

La guerre du Liban (75-90) entre cinq murs… sous la plume d’Abbas Beydoun

D.R.

L’élégance discrète, la moustache toujours fournie et frémissante, l’œil étincelant, Abbas Beydoun, à soixante-dix-huit ans, turbulent fils du Sud, n’a rien perdu de sa verve, de sa combativité et de son verbe arabe pertinent, teinté de poésie. Un incorrigible agitateur de conscience. Pour montrer l’imprévisible de la nature humaine, dans tous ses états !

En devanture des librairies, son sixième roman Ha’et khamess (Cinquième mur) est une petite fresque aux rebondissements multiples avec trois personnages, truculents et surprenants, au cœur du fracas des armes et des tueries dans le déclenchement de la guerre en 1975.

Archétypes et emblématiques des différentes couches et communautés sociales libanaises, ces personnages, sans être versatiles, changent de peau, de vestes, de conviction. Prennent un autre chemin, un autre virage, une autre voix. Pour se reconstruire, se retrouver. Car la guerre transforme et rompt les certitudes. Si elle bouche certains horizons, elle en ouvre d’autres… Imprévisibles et insoupçonnés. Et pas forcément négatifs ! Tout simplement différents.

Un cheikh, un poète et la fille d’un curé. Un trio non explosif mais peu compatible à prime abord. Un trio qui tente de trouver son équilibre et son harmonie, dans ce fictif village au nom symbolique de « Wassel », près de Tyr. Trio en proie au doute et à la quête d’une identité qui se dérobe à travers les houleux et sanglants évènements de la guerre libanaise de 1975.

Une œuvre remarquable précède le nom de Abbas Beydoun considéré comme l’un des plus importants poètes d’expression arabe contemporaine. À la fois journaliste et écrivain, ses écrits incluent tonitruants éditoriaux politiques, recueils de poésie à la musicalité moderne, fins essais littéraires et romans échappés à une réalité crue et un imaginaire débridé. La première question qui vient à l’esprit pour aborder le dernier roman de cet auteur prolifique (presque une trentaine d’opus !) : « Pourquoi écrivez-vous ? » Et la réponse fuse : « Écrire s’est imposé à moi ! Je n’ai jamais pensé être autre chose qu’un écrivain. Je n’ai pas cessé de penser à l’écriture, même dans mes préoccupations politiques et la prison. Je suis écrivain même quand je n’écris pas. Je n’ai pas pensé qu’être écrivain est un métier. Et puis mon entourage est intellectuel et j’ai une famille de lettrés. À commencer par mon père… C’était une évidence que je serais écrivain… »

Son premier jet sur le papier fut un long poème en 1985 sur Tyr, chant lyrique et épique pour célébrer l’Histoire. Pour lui, la poésie a toutes les prééminences et c’est son langage premier. Fervent admirateur de Pierre Jean-Jouve et de Yannis Ritsos, l’auteur des Tombes de verre et des Portes de Beyrouth, tout en se vouant passionnément à son inspiration parnassienne, n’en est pas moins mordu par l’écriture romanesque. En substance, il confie : « Même si je me considère d’abord poète, je n’en écris pas moins des romans. La poésie ne me suffit pas ! Et puis roman et poésie ce n’est pas la même chose. »

Alors retour à ce roman qui fait son chemin, avec succès, à travers lecteurs et presse. Ha’et khamess… Un cinquième mur quand toutes les constructions n’en ont que quatre ! De quoi s’agit-il ? « C’est le mur qui nous sépare des autres. Ce mur à l’intérieur de la maison et dehors… » Si pour Jean-Paul Sartre, l’enfer c’est les autres, pour Abbas Beydoun, il s’agit d’un mur… Toujours une barrière, une cloison, une barricade entre soi et les autres !

Dans ce contexte d’enfermement dans les convictions d’une société qui dicte ses lois, dans ce chaos belliqueux, l’auteur lance à bride abattue sur les pages de son livre, ses trois jeunes (anti)héros, à travers un mur invisible mais perceptible : cheikh Abdel Rahman, le poète Antoine et Grace, la fille du curé. Passions, amours et guerre se croisent.

Que les lecteurs ne se hâtent pas à déceler un message dans cette fiction-réalité qui évoque une date charnière dans l’histoire du pays du Cèdre. L’arrière-fond guerrier de cette trame aux revirements innombrables est un rapport avec l’histoire et la réalité. Narration à géométrie variable pour trois personnes habitées de contradictions, qui sont à l’intérieur et l’extérieur de l’histoire et de la réalité. Tant la violence des évènements dépasse l’entendement, déforme les croyances et les attitudes. Brise, définit ou recompose les êtres.

Un cheikh végétarien, bricoleur qui a étudié la médecine, voilà une image peu conventionnelle d’un homme voué aux sciences religieuses. Et qui n’a rien à voir avec son propre grand-père, lui aussi cheikh issu des écoles de Najaf ! Antoine est ce poète, certes sensible et formé à l’AUB, qui ne taquine pas seulement les muses mais manie les armes et descend au front avec les Forces Libanaises. Grace, entre ces deux masculinités attachantes, est cette jeune femme libre, gourmande de la vie, qui ne cadre pas avec l’horizon d’un père homme de Dieu, et qui n’a pas froid aux yeux pour défier interdits et tabous dans le choix de ses amours !

Trois personnages qui ne répondent pas aux critères souvent tracés par les normes et la société. Et que la guerre jette dans les bras des aventures qu’eux-mêmes ne pensaient pas vivre. Prise de conscience, dévoiement, changement de route, destin, bien malin celui qui pourra dire les effets de la guerre. Abbas Beydoun, sans être provocateur, séditieux ou irrévérencieux, confie, une fois de plus, que cet ouvrage n’a pas mission d’avoir un message.

Un des ouvrages de la maturité, les plus touchants et les plus accomplis, avec une note particulière pour le Sud notamment Tyr tant aimée par l’auteur des Miroirs de Frankenstein. Dans une langue arabe ciselée et fluide, avec parfois de lumineux îlots de poésie, c’est une lecture libre, multiple et ouverte. Pour une invitation à la réflexion.

Ha’et khamess (Cinquième mur) de Abbas Beydoun, Hachette-Antoine-Naufal, 2022, 186 p.

L’élégance discrète, la moustache toujours fournie et frémissante, l’œil étincelant, Abbas Beydoun, à soixante-dix-huit ans, turbulent fils du Sud, n’a rien perdu de sa verve, de sa combativité et de son verbe arabe pertinent, teinté de poésie. Un incorrigible agitateur de conscience. Pour montrer l’imprévisible de la nature humaine, dans tous ses états !En devanture des...

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