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La poétesse aveugle

La poétesse aveugle

Les premiers jets de ce roman demeurent les plus magnétiques : « Le dernier jour de sa vie, alors qu'elle avait deux cent quarante-sept ans, la poétesse aveugle, thaumaturge et prophétesse Pampa Kampana acheva son immense poème narratif sur Bisnaga et l'enterra dans un pot d'argile scellé avec de la cire au cœur de l'enceinte royale en ruines, comme un message pour l'avenir. »*

Salman Rushdie n'avait pas encore quitté la peau de son personnage féerique, la prophétesse aveugle Pampa, qu'il avait créé avec un travail extraordinaire de bricolage en mélangeant des motifs et des éléments de l'histoire et de l'actualité de l'Inde, lorsqu'il perdit la vue d'un œil après l'ignoble attentat dont il fut victime à New York l'été précédent. En survivant à l'attaque au poignard, il se rapprocha encore davantage de sa prophétesse imaginaire, qu'il avait fait vivre pendant 247 ans pleins d'épreuves et de détermination. Au cours de cette longue période, Pampa relate la tragédie d'une ville des plus fantastiques, Bisnaga, la « Ville de la Victoire », qui correspond à Vijayanagara dans l'histoire. Cette ville était le centre d'un empire hindou qui avait étendu sa domination sur la région du Deccan, située au sud du sous-continent, pendant plus de deux siècles.

Cette ville majestueuse, qui se hissait parmi les plus impressionnantes de son temps, subit une défaite face à une alliance de plusieurs sultanats musulmans en 1565. Aujourd'hui, les ruines d'Hampi demeurent comme un témoignage éloquent de la grandeur passée de Vijayanagara. Si ces vestiges pouvaient retrouver leur vie d'antan, quels secrets pourraient-ils bien nous révéler ? Rushdie se saisit avec brio de cette question en endossant le rôle d'un compilateur imaginaire du manuscrit de l'immortel Jayapajaya, légué par la poétesse aveugle. Il ravive ainsi le royaume hindou si convoité par les sultanats voisins du Deccan en rappelant que sa glorieuse dynastie était d'origine humble et ne faisait pas partie des deux premières castes, la sacerdotale des Brahmanes et la royale des Kshatrias. De plus, il ramène cette dynastie royale d'origine modeste à la magie d'une femme, la Prophétesse à la longue vie, Pampa, qui survécut à l'assaut final de la ville elle-même.

Au milieu du tumulte des maraudeurs qui avaient assailli sa ville, hurlant comme mille loups, elle conclut son récit par une dévotion totale au tragique : « Rien ne dure, mais rien n'est dépourvu de sens non plus. Nous nous élevons, nous tombons, nous nous relevons, et encore nous tombons. Nous continuons. J'ai réussi et j'ai échoué. La mort est maintenant proche. Dans la mort, le triomphe et l'échec se rencontrent humblement, et nous apprenons bien plus de nos défaites que de nos victoires. »

La tragédie de Vijayanagara, la splendide, tire ses racines des souffrances qui ont précédé sa naissance. En effet, avant l'avènement de ce royaume majestueux mais d'origine populaire, le plateau du Deccan était régulièrement la cible d'incursions venues du nord, orchestrées par les Sultans de Delhi. Comme le décrit parfaitement l'auteur : « Des têtes coupées parcouraient sans cesse notre grand pays pour le plaisir de tel ou tel prince. Le sultan de sa capitale du nord avait accumulé toute une collection. »

C'est dans cette désolation poussiéreuse que Bisnaga prit racine. À la suite d'une de ces défaites récurrentes, les veuves épargnées de l'anéantissement se précipitèrent vers l'immolation collective, sans émettre le moindre soupir. « Elles brûlaient en silence ; seul le crépitement du feu pouvait s'entendre. » Ce jour-là, Pampa Kampana, qui n'avait que neuf ans à l'époque, vit tout arriver. Elle resta debout, les larmes aux yeux, tenant la main de sa mère aux yeux secs aussi fort qu'elle le pouvait, avant que sa mère ne se livrât, elle aussi, aux flammes. Pampa vit ainsi « toutes les femmes qu'elle connaissait entrer dans le feu et s'asseoir, se tenir debout ou se coucher au cœur de la fournaise en crachant des flammes ». Tout se consuma là : « La vieille femme qui avait tout vu, la jeune femme qui débutait dans la vie, la fille qui détestait son père le soldat mort, la femme qui avait honte de son mari parce qu'il n'avait pas donné sa vie sur le champ de bataille, la femme à la belle voix chantante, la femme au rire effrayant, la femme maigre comme un bâton et la femme grosse comme un melon. »

Pampa la prophétesse porte le nom de la rivière où l'immolation eut lieu. Curieusement, d'un point de vue géographique, la Pampa (également appelée Pamba) est une rivière qui se trouve dans l'État du Kerala, et non dans le Deccan ! Cette rivière traverse le site religieux de Sabrimala, où l'interdiction d'entrée des femmes en âge de procréer suscita une forte contestation qui secoua le sud de l'Inde ces dernières années. Pampa Kampana viendrait-elle de loin rappeler aux femmes actuelles que la religion est un domaine de lutte intense entre un modèle de prophétie féminine et les modèles du patriarcat ?

Après tout, à travers ses âges, Pampa se condense dans une sagesse : oublier quelque chose revient à garder cette chose en secret. Orpheline, elle trouva refuge chez un ascète vivant dans une grotte. C'est ce sage qui l'initia à la gnose qui en abusa diaboliquement de son corps. Les mots de Rushdie sont d'une intensité rare : « Dès son plus jeune âge, elle a acquis la capacité d'occulter de sa conscience les nombreux maux que la vie lui a infligés. Elle n'a pas encore compris ni exploité le pouvoir de la déesse en elle, et n'a donc pas pu se protéger lorsque l'érudit soi-disant abstinent a franchi la ligne invisible entre eux et a fait ce qu'il a fait. Il ne l'a pas fait souvent, car l'érudition le laissait généralement trop fatigué pour agir beaucoup en réponse à ses désirs, mais il le faisait suffisamment. Chaque fois qu'il le faisait, elle effaçait son acte de sa mémoire par un acte de volonté. Elle a également effacé sa mère, dont l'abnégation avait sacrifié sa fille sur l'autel des désirs de l'ascète. Pendant longtemps, elle a essayé de se convaincre que ce qui s'était passé dans la caverne était une illusion et qu'elle n'avait jamais eu de mère. » Roman haletant.

Wissam Saadé

*Les traductions de l'anglais sont de l'auteur de l'article.

Les premiers jets de ce roman demeurent les plus magnétiques : « Le dernier jour de sa vie, alors qu'elle avait deux cent quarante-sept ans, la poétesse aveugle, thaumaturge et prophétesse Pampa Kampana acheva son immense poème narratif sur Bisnaga et l'enterra dans un pot d'argile scellé avec de la cire au cœur de l'enceinte royale en ruines, comme un message pour...

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