Aux difficultés économiques et ingérences politiques qui ébranlent depuis longtemps la justice, est venue s’ajouter une guerre inédite entre deux magistrats, qui l’a pratiquement mise à plat. Dans les faits, le juge d’instruction près la Cour de justice Tarek Bitar a pris la décision, le 23 janvier, de reprendre l’enquête sur la double explosion au port de Beyrouth, après avoir eu les mains liées pendant plus de treize mois en raison de recours judiciaires abusifs déposés à son encontre. Basant sa démarche sur une étude juridique qu’il avait menée, il a aussitôt décidé de remettre en liberté cinq des dix-sept détenus, et d’engager des poursuites contre des responsables politiques, fonctionnaires et magistrats, notamment Ghassan Ouiedate, procureur général près la Cour de cassation. Ce dernier, qui s’était désisté du dossier du port en raison de son lien de parenté avec Ghazi Zeaïter, député berryste mis en cause dans l’affaire, a tout de go contre-attaqué : il a ordonné aux services sécuritaires de ne pas se plier aux instructions de Tarek Bitar, contre qui il a porté plainte. Le procureur a de surcroît lui-même relâché mercredi dernier les dix-sept détenus. Un coup de force qui a eu l’effet d’une bombe incendiaire auprès de nombreux magistrats en exercice.
L’Orient-Le Jour a demandé à plusieurs d’entre eux d’évaluer les mesures et contre-mesures prises par MM. Bitar et Oueidate, ainsi que leurs répercussions sur l’état de la justice. Si tous s’accordent à dire que les deux juges ont commis des erreurs juridiques, ils qualifient celles de M. Bitar de « discutables » et celles de M. Oueidate d’« impardonnables ».
« Un avis qui arrive tard »
« Tarek Bitar a fondé sa décision sur un avis juridique qu’il s’est construit après une étude », indique Camille*, 47 ans. « Si, dans les milieux de la doctrine, on peut se positionner pour ou contre son avis, cela ne signifie pas pour autant qu’il a commis une infraction », martèle-t-il. Camille estime toutefois que cet avis – par lequel Tarek Bitar affirme qu’un juge d’instruction près la Cour de justice ne peut être dessaisi – « arrive tard ». « Ayant accepté d’être désigné après le dessaisissement de son prédécesseur Fadi Sawan (février 2021) prononcé par la Cour de cassation, le juge Bitar avait implicitement admis qu’il pouvait à son tour être dessaisi », observe le magistrat précité.
Leila*, 43 ans, évoque pour sa part des « circonstances atténuantes », à savoir que « le juge Bitar est confronté depuis plus d’un an à des embûches que les autorités compétentes n’ont pas cherché à aplanir ». Comprendre notamment que l’assemblée plénière de la Cour de cassation, chargée de statuer sur des recours pour « fautes lourdes » contre Tarek Bitar et d’autres magistrats de la chambre de la Cour de cassation, chargée de se pencher sur des recours en dessaisissement portés contre M. Bitar, ne peut siéger faute de quorum. Le ministre sortant des Finances Youssef Khalil, proche du chef du Parlement Nabih Berry, bloque en effet le projet de décret de ces permutations judiciaires partielles que lui a déféré le Conseil supérieur de la magistrature.Pour Lucien*, 52 ans, le blocage politique ne justifie pas que Tarek Bitar décide de lui-même qu’il ne peut pas être dessaisi. « Même si on comprend qu’il veuille briser le gel de son enquête, le juge devrait attendre la décision de la cour devant laquelle les demandes de récusation ont été soumises », affirme-t-il. « On ne peut être juge de soi-même », tonne-t-il.
Clara*, 39 ans, relève les « contradictions » du juge Bitar. Elle s’attarde plus particulièrement sur le fait que lorsqu’il avait pris l’affaire en main, il avait décrété son incompétence à poursuivre des magistrats. Il avait alors déféré deux juges des référés, Jad Maalouf et Carla Chouah, devant le parquet de cassation. Or, dans son retour spectaculaire opéré la semaine dernière, il a décidé d’engager des poursuites à leur encontre, fait-elle remarquer.
Deuil et page noire
« Si les fautes du juge Bitar sont tangibles, celles du procureur sont lourdes et constituent même une infraction énorme », soutient Camille. « Le parquet n’est pas habilité à remettre en liberté des détenus », martèle-t-il, indiquant à cet égard qu’« il n’a pas le rôle d’un juge, mais d’une partie qui défend les victimes, leurs proches ainsi que la société ». « Qui plus est, le procureur Oueidate s’était récusé du dossier, et ce désistement avait été entériné par une décision définitive de la Cour de cassation », renchérit Leila, soulignant qu’« aucun motif légal ne peut justifier son irruption dans l’affaire ». « C’est simplement qu’il a senti le danger se rapprocher de lui », estime-t-elle, regrettant que « les intérêts particuliers prévalent sur la nécessité d’une unanimité autour de l’urgence d’élucider la double explosion au port de Beyrouth ».
Clara se montre encore plus hardie. « Le livre dans lequel le procureur Oueidate a étudié les lois ne semble pas être le même que celui dans lequel j’ai moi-même étudié », lance-t-elle. « Bien que j’aie obtenu un diplôme de droit, puis suivi une formation de 4 ans à l’Institut d’études judiciaires et exercé mon métier de juge pendant 12 ans, je n’ai jamais lu des lois qui pourraient justifier ses démarches », assure-t-elle. À ce sujet, Camille met en garde contre « le danger de voir toute décision prise par un juge dans le cadre de son dossier court-circuitée par l’ingérence d’un procureur ». « La solution repose dans l’adoption d’une loi sur l’indépendance de la justice qui mettrait fin au devoir de gratitude que ressentent certains magistrats à l’égard de la classe dirigeante qui les a nommés », prône-t-il. « Entre-temps, ouvert à tous vents, le système judiciaire continue de s’effondrer », fait observer Leila, qui a remplacé sa photo de profil sur Instagram par une image noire. « J’ai décrété mon deuil de la justice, ajoute-t-elle. Elle a été poignardée au cœur. »
Aucun terme ne semble suffire à qualifier l’état de la justice à l’heure actuelle. Les magistrats interrogés la décrivent comme « une ferme », « un chaos », « un asile de fous », « une dérive », ou encore « un délire ». Clara lui appose plus particulièrement l’étiquette de « jungle ». « Je suis dans une jungle au milieu de laquelle sont placés mon bureau et mes dossiers », affirme-t-elle. « Je me demande à quoi sert désormais de trancher mes petits dossiers, alors que l’un des plus grands crimes de l’humanité n’a pas encore été élucidé », s’interroge-t-elle. « Je ne suis plus motivée », reconnaît-elle, tandis que Camille exprime son « dégoût » et que Lucien confie que le palais de justice n’est plus un lieu où il se sent à sa place. Même sentiment chez Leila, qui avoue avoir tenté en vain de trouver un autre travail. « Je reste parce que je n’ai pas le choix », lâche-t-elle.
* Les prénoms ont été changés.
Pourquoi ils ont peur du juge Bitar? La vérité fait peur …. N’est ce pas Mr. Berry et Mr. Nasrallah?
20 h 34, le 31 janvier 2023