Critiques littéraires Roman

Les affres du VIH dans l'arrière-pays niçois des années 80

Les affres du VIH dans l'arrière-pays niçois des années 80

D.R.

«Un jour j’ai demandé à mon père quelle était la ville la plus lointaine qu’il avait vue dans sa vie. Il a juste répondu : ‘‘Amsterdam, aux Pays-bas’’. Et puis plus rien. »

C’est presque innocemment, voire ingénument que débute Les Enfants endormis. L’auteur, Anthony Passeron, lauréat du prix Wepler 2002, assume pleinement le poids d’un récit autobiographique, en l’espèce une enquête sur sa propre famille dont il se sent proche. Mais pas de règlements de comptes ici, ni d’autocélébration narcissique. Tout au contraire, de la pudeur, une forme d’élégante retenue, une observation de qui est et de ce qui a été. Surtout une volonté historique, presque sociologique, de comprendre sans blâmer.

Alors qu’il est déjà adulte, jeune professeur de lettres, faisant la fierté d’une famille où l’on s’est escrimé à la peine en tant que bouchers de père en fils dans l’arrière-pays niçois, l’auteur tombe sur des images dans une boîte à chaussures « où mes parents gardaient des photos et des bobines de films en super-8. On y voyait des morts encore vivants, des chiens, des vieux encore jeunes, des vacances à la mer ou à la montagne, encore des chiens, toujours des chiens et des réunions de famille. » Parmi ces lambeaux de souvenirs, conservés en boîte mais prenant la poussière, l’auteur remet la main sur un tas de clichés. Parmi les membres de la famille, il y a Désiré.

Désiré, c’est l’oncle du narrateur, le frère de son père. « Ce gros con de Désiré », s’emporte de suite le père dès que son nom est prononcé. S’il avait dû traverser toute l’Europe, au début des années 80 c’était pour aller à la recherche de son frère et le ramener au village.

Que s’était-il passé ? Pourquoi le narrateur ne sait-il rien de cette histoire de famille ? Il comprend qu’on a jeté un voile pudique, voire recouvert de déni, sur la figure de cet oncle trop tôt disparu. Le narrateur n’était qu’un enfant quand Désiré est parti. Il s’en souvient peu, il s’en souvient mal. « C’est bien malheureux tout ça », disait sa mère en guise de toute explication et la grand-mère, pieuse, le voyait au ciel. Les hommes, eux, n’en parlaient jamais. Ils ne tenaient pas à en parler.

À partir des minces éléments qu’il possède, l’auteur commence à enquêter. Pour lui, il s’agit d’une nécessité. Pas tant pour découvrir de terribles secrets que pour rendre figure, mémoire et hommage à son oncle. Car l’histoire de Désiré se confond presque banalement avec celle d’une génération piégée par l’addiction aux drogues dures puis décimée par la maladie.

Le dispositif que met alors en place Anthony Passeron est remarquable. Se répondent en écho et s’entremêlent alors que distanciées à leur point de départ, l’histoire d’un jeune homme fêtard, vivant, farceur – Désiré – et la progression d’un virus – le VIH – mal alors inconnu qui se propage au tout début des années 80 au sein de la communauté homosexuelle des grandes villes des États-Unis.

C’est une course contre la mort qui s’opère. Dans les labos, en France comme aux États-Unis, les plus grandes équipes dont celles du docteur Montagner investiguent en tous sens. Entre fausses intuitions, manque de moyens, rivalités entre groupes de travail et même fierté nationale, les recherches piétinent tandis que le virus explose dans le monde entier. En France, nombre de jeunes accoutumés aux piqûres d’héroïne ont contracté le virus. Les tentatives d’ailleurs vaines pour Désiré de décrocher ne vont pas empêcher la propagation de sa maladie. Il est infecté. Les ravages opérés sur le système immunitaire de toute personne atteinte sont foudroyants.

En quelques mois, Désiré, jeune homme tonitruant se mue en être spectral, joues haves et visage creusé, qui porte sur lui le masque de la mort.

Oui, que s’est-il passé ? Dans Les Enfants endormis, radiographie de l’autre France des années 80, celle des vaincus et des parias, Anthony Passeron bouscule le silence. Écrire, c’est provoquer les choses. En poussant ceux qui restent à parler, en se documentant sérieusement, l’auteur recompose une époque. Patiemment, comme dans un procédé chimique de révélation, il met en lumière une vie et restaure l’image d’un homme flouté. Dans ce monde des campagnes qui peut être taiseux et brutal, l’auteur se lève, se tient droit, il tend un miroir – celui du déni et de la honte – et prend la parole avec une très grande dignité pour honorer la mémoire d’un homme. « J’ai voulu raconter ce que notre famille, comme tant d’autres, a traversé dans une solitude absolue. »

Les Enfants endormis d’Anthony Passeron, éditions Globe, 2022, 288 p.


«Un jour j’ai demandé à mon père quelle était la ville la plus lointaine qu’il avait vue dans sa vie. Il a juste répondu : ‘‘Amsterdam, aux Pays-bas’’. Et puis plus rien. » C’est presque innocemment, voire ingénument que débute Les Enfants endormis. L’auteur, Anthony Passeron, lauréat du prix Wepler 2002, assume pleinement le poids d’un récit autobiographique, en...

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