Entretiens Rencontre

Jeanne Benameur et la joie inégalée de « trouver la forme juste »

Jeanne Benameur et la joie inégalée de « trouver la forme juste »

© Wolfgang Schmidt

Dans le dernier roman de Jeanne Benameur, La Patience des traces, le personnage principal, Simon, décide un matin de quitter la ville de bord de mer où il est psychanalyste, et de partir pour le Japon subtropical. « Il a tenu longtemps la place de celui qui se tait pour permettre aux autres la parole. Lui, il a toujours cru au silence. » Après des années d’éloignement vis-à-vis de son passé, de ses déceptions et de lui-même, il prend le risque d’affronter le vide de ce qu’il est. « S’il prend à nouveau chacune des deux parties du bol, qu’il les laisse tomber, volontairement cette fois, des fragments nouveaux, des formes nouvelles apparaîtront. La chute, c’est fertile. La rupture crée. Il en sait quelque chose, oui. Il est payé pour ça. Et il en est fatigué. » Son voyage initiatique l’amène à retrouver le souvenir de son frère disparu « qui avait pris toute la place quand il était en séance ». Sa rencontre avec Akiko et Daisuke le conduit à changer de perspective dans son appréhension du temps, du langage et de l’altérité. Passionné de tissus, de couture et de kintsugi, qui désigne une forme de poterie traditionnelle japonaise, le couple propose une manière sensorielle et existentielle d’être au monde différente, tendant à « travailler la terre, réparer la terre ». Le style poétique de la romancière accompagne la magie des sensations. « Il y a dans le monde d’invisibles liens. Ils n’opèrent que la nuit. Au matin, on en garde une impression fugace, comme un trait de peinture qu’on remarque à peine dans un tableau mais qui lui donne toute son assise. » La Patience des traces se lit comme une longue période phrastique, dont la cadence, mineure, se termine de manière dense et elliptique.

« Trouver l’élan qui fait prendre le risque de quitter son eau.

L’élan qui rassemble tout.

Il n’y a pas d’autre façon de conquérir, un à un, chaque instant d’âme. »

Depuis l’île de Crète, Jeanne Benameur partage avec ferveur sa joie d’écrire et de donner forme à la pensée.

Le voyage, envisagé comme un tremplin d’évolution, n’est-il pas récurrent dans vos romans ?

Voyager permet de porter un regard neuf sur ce que nous n’avons plus l’habitude de regarder. On est sensible aux petites différences et nos sens sont convoqués différemment, avec plus d’intensité.

L’écriture est une sorte de voyage. Quand je me mets au travail, des éléments demandent à exister, des images sont là, je ne sais pas vers quoi je vais, et je n’ai aucune idée de ce que cela va révéler pour moi. À chaque fois, c’est une aventure dont je sors transformée, je crois que j’écris aussi pour cette transformation. Concrètement, au moment de publier La Patience des traces, en janvier dernier, j’ai aussi fait paraître un recueil poétique, Le Pas d’Isis, aux éditions Bruno Doucey, où je parle de moi à la première personne, ce que je ne fais pas d’habitude. Les deux ouvrages sont très liés, je les ai présentés ensemble, notamment à la Maison de la poésie, à Paris, où nous avons proposé des lectures musicales avec le contrebassiste Benjamin Duboc.

Ce même mois de janvier, j’ai signé pour l’achat d’une maison en Crète. L’écriture m’a mise en route vers un choix de vie où je me donne le droit au retrait quand j’en ai envie, loin des préoccupations habituelles.

Dans votre roman, dans quelle mesure établissez-vous des parallèles entre la démarche du psychanalyste et de l’écrivain, qui tous deux réorganisent la matière des mots à leur façon ?

Les deux pratiques travaillent sur ce qu’est un être humain en profondeur, elles sont complémentaires. Néanmoins, la psychanalyse se fonde sur l’oralité, le mot vient de manière spontanée et vous ne construisez pas. L’écrivain travaille dans le silence, je choisis chaque mot pour son rythme, sa densité, pas seulement pour son sens.

En psychanalyse, un autre être humain est près de vous et vous écoute, votre inconscient travaille et une personne en est le témoin et le garant. Quand vous écrivez, vous êtes radicalement seul.

Le bol brisé des premières lignes est-il une métaphore de la fécondité littéraire de la cassure ?

Je me suis rendu compte que ce petit bol bleu existait déjà dans un autre de mes romans, L’Enfant qui : il a migré d’un texte à l’autre, et dans La Patience des traces, il se casse. Je n’en sais pas plus, c’est important pour Simon de se rendre compte que les deux moitiés du bol ne pèsent pas le même poids, mais je ne saurais dire pourquoi cet élément est essentiel. Dans la suite du texte, c’est lui qui va peser sa propre vie.

Quand j’écris, je ne réfléchis pas, le matériau arrive, et j’essaye de trouver la forme juste, qui résonne à l’intérieur de moi pour l’exprimer, alors, je ressens une joie à nulle autre pareille. En regardant en arrière, on peut percevoir certains fils inconscients qui ont travaillé l’écriture, mais sur le moment, l’ignorance est bénéfique et fertile.

Comment la thématique de l’artisanat s’est-elle intégrée dans votre récit ?

Cet artisanat a été premier. J’aime beaucoup les tissus anciens, et j’ai été très influencée par un magnifique livre sur les textiles du Japon, édité chez Citadelles et Mazenod, qui a fondé mon choix d’y faire voyager Simon. Un documentaire sur Arte à ce sujet m’a permis de découvrir une tisseuse, au sud de l’archipel d’Okinawa, qui colore elle-même ses étoffes, en allant chercher des pigments dans la forêt. Cela m’a passionnée. Ces rencontres se sont intégrées dans le roman, j’ai ensuite découvert le kintsugi et l’art de la poterie japonaise.

La poésie et le théâtre s’intègrent-ils dans votre démarche littéraire ?

La matière poétique est primordiale dans ma démarche, c’est la densité du verbe qui m’intéresse. Cela permet à la narration de s’élever un peu au-dessus de l’évènementiel à certains moments, en écoutant simplement la résonnance des mots, comme cela peut se passer dans nos vies, lorsque tout à coup un mot familier résonne différemment. Nathalie Sarraute l’a très bien décrit dans Tropismes.

Lorsque j’écris, j’utilise très peu de dialogues, je préfère qu’un personnage se rappelle les paroles échangées, c’est une sorte de discours indirect libre. Dans mes romans, j’écris très peu de paroles prononcées, mais je peux travailler pour le théâtre. Je viens d’écrire un monologue pour le festival Paris des femmes. Le texte sera mis en lecture le 7 janvier au théâtre de la Pépinière. Dans ce cas, cette parole est faite pour être prononcée sur la scène.

Dans La Patience des traces, comment percevez-vous les écrits intimes de Simon ?

Comme mon personnage, j’ai un carnet rempli de pensées, de notations, et chez moi, j’ai des textes que je n’ai jamais proposés à la publication, je n’ai pas forcément envie de ce partage-là. Il y a une différence entre un texte destiné à être publié, et un texte écrit pour moi, qui me permet de réfléchir, d’aller plus loin dans ma pensée. En fait ce qui m’intéresse, c’est la pensée, et quand j’écris, c’est toute cette pensée qui est mise en route, qui cherche à prendre forme, et qui va vers une forme de joie. On peut ainsi sentir notre présence vive au monde. Mais il faut être vide pour cela, et s’être débarrassé de tout ce qui nous gêne, de notre appréhension du fait même d’être vivant.

Dans cette dynamique, l’élément marin est essentiel pour moi. Lorsque je suis arrivée à cinq ans à La Rochelle après avoir quitté l’Algérie dans des conditions difficiles, l’océan a été très important dans ma constitution aussi bien physique que psychique. Cet attachement archaïque a partie liée avec l’écriture. Actuellement, au bord de la mer Égée, je termine un essai intitulé Langue commune, langue singulière qui détaille les ateliers d’écriture que j’ai initiés il y a vingt ans, et que j’ai proposés dans des cadres associatifs et institutionnels. Cette démarche m’amène à m’interroger sur mon propre rapport à la langue.

La Patience des traces de Jeanne Benameur, Actes Sud, 2022, 208 p.

Dans le dernier roman de Jeanne Benameur, La Patience des traces, le personnage principal, Simon, décide un matin de quitter la ville de bord de mer où il est psychanalyste, et de partir pour le Japon subtropical. « Il a tenu longtemps la place de celui qui se tait pour permettre aux autres la parole. Lui, il a toujours cru au silence. » Après des années d’éloignement vis-à-vis de...
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