Entretiens Entretien

Sonia Ristic : trois femmes libres

Sonia Ristic : trois femmes libres

© Bruno Klein

À Belgrade en 1972, Milena, une jeune scénariste, écrit à Sam, l’un des deux américains qu’elle a rencontrés à Paris et avec qui elle a partagé « une semaine de nuits très courtes ». Cette première lettre sera suivie de seize autres qui courent jusqu’à fin 1978. Au fil du temps, l’escapade parisienne qui était une sorte de « petit tango à trois » vécu sur le mode « Jules et Jim » évolue, ressemble de plus en plus à l’amour et met chacun des protagonistes face à des questionnements relatifs à ses choix de vie. Du troisième personnage, Peter, on ne saura que quelques bribes, puisqu’il continue à traverser la vie de Milena de façon intense mais fragmentée.

À Berlin au début des années 30, Clara rencontre Lily. Les deux femmes s’éprennent passionnément l’une de l’autre et tentent désespérément de vivre cet amour. Clara est juive et vient d’un milieu aisé et bohème. Lily est issue d’une famille ouvrière mais ambitionne d’écrire pour le théâtre. Si la montée du nazisme se fait de plus en plus menaçante, la maladie mentale s’invite elle aussi dans ce pas de deux ardent et contrarié.

À Paris en 2020, une écrivaine confinée tente de continuer à vivre. Elle vient de traverser une expérience douloureuse, celle d’une maladie mentale difficile à cerner qui a atteint son père et fait exploser sa vie. Les derniers mois de la vie de ce père l’ont « transformée en zombie », lui ont fait perdre ses repères et la pandémie est venue assombrir encore le quotidien et obstruer l’avenir. Et c’est à ce moment qu’elle reçoit une lunch-box, postée outre-Atlantique et remplie des lettres de Milena.

Sonia Ristic tisse avec brio les fils qui relient ces histoires et ces femmes et nous offre trois superbes portraits d’héroïnes attachantes et entières, qui cherchent, chacune à sa manière, à vivre libres, à refuser les faux semblants, à rester fidèles à elles-mêmes quel que soit le prix qu’il leur faudra payer. Ce faisant, elle aborde avec délicatesse et infiniment de justesse des sujets difficiles tels que la maladie mentale, la culpabilité des proches, la façon dont la folie menace, par ondes concentriques, tous ceux qui se mêlent de s’en approcher, de la circonscrire, de vivre auprès de ceux qui en sont atteints.

Mais c’est aussi un roman sur l’écriture qu’elle compose ici : les chemins qu’elle emprunte, la solitude qu’elle exige, les difficultés d’en vivre tout autant que l’impossibilité de faire autrement, de vivre sans écrire. Un engagement total donc, mais sans doute aussi une source inépuisable de bonheur.

Nous avons échangé avec l’autrice autour de son très beau roman.

Ce livre si romanesque est sans doute le plus autobiographique de vos trois romans. Pouvons-nous revenir là-dessus ?

Dans presque tous mes romans, si les intrigues sont complètement fictives, le contexte ne l’est jamais et je prête aux personnages certains de mes éléments biographiques ou intimes, je les en nourris (le retour de Tamara à Belgrade en plein embargo dans Orages, l’enfance africaine de Nadja dans La Belle Affaire, la vie à Saint-Denis de Summer dans Des fleurs dans le vent, le retour au pays d’Alexandre dans Saisons en friche). Dans celui-ci, surtout pour ce qui est de la troisième partie, ces prêts sont faits de manière plus frontale, moins déguisée, plus assumée. C’est dû au projet d’écriture d’origine et à la façon dont il a évolué.

Il y a plusieurs thématiques très fortes qui se tissent dans ce roman. Commençons par celle de « l'amour fou ». Était-ce le thème avec lequel vous êtes partie ou s'est-il installé au fil de l'écriture ?

À l’origine, le projet d’écriture était très ancré dans la forme. Je voulais trois parties formellement distinctes (roman épistolaire, autofiction et novella), et le fil conducteur devait être le fait que les trois femmes étaient écrivaines et vivaient à Berlin. Quand finalement le roman a pris une autre direction (la situation sanitaire m’ayant empêchée de passer quelques mois à Berlin comme prévu), au fil de l’écriture le thème de la maladie mentale s’est imposé. Et en parallèle, celui de l’amour évité ou empêché. Les trois histoires d’amour sont des histoires fortes mais qui ne sont pas vécues selon les normes des sociétés dans lesquelles ces trois femmes vivent.

L'autre grande question qui parcourt le roman est en effet celle de la liberté des femmes et des obstacles qui se dressent devant elles. Les obstacles sociaux et culturels sont-ils finalement les plus importants sur le chemin de cette liberté ou bien s'agit-il autant d'un cheminement intérieur à traverser ?

La liberté des femmes est toujours soumise au contexte dans lequel elles évoluent, encore plus fortement que ce n’est le cas pour les hommes. Je suis partie du personnage de Milena qui entre dans sa vie adulte dans un pays et un système politique (la Yougoslavie des années 1970) qui lui garantit une liberté immense. Même pour une autrice à peine diplômée, il y a du travail, elle voyage, elle obtient un CDI à la télé et un logement d’État. À partir d’elle, j’ai cherché à décliner les autres cas de figure. Il y a une constante néanmoins : pour préserver cette liberté, les trois femmes doivent en quelque sorte renoncer, que ce soit à la sécurité financière, à la maternité ou au couple « classique ». J’imagine que ce sont des choix très personnels et que les chemins sont nombreux, mais c’est cet aspect-là que j’avais envie de traiter ici.

La maladie mentale est évidemment fortement présente avec le personnage de Clara, mais il y a aussi ces figures de pères défaillants en raison de la maladie pour Milena et Ana. C’est donc l’un des fils qui ont permis de tisser des liens entre les trois parties du roman ?

Il s’agit de l’un de ces prêts de mon histoire personnelle à mes personnages, dont je parlais plus haut. Je ne pense pas en revanche qu’il s’agisse de pères défaillants ou absents. Milena, et encore plus Ana, ont toutes les deux des relations fortes, proches, tendres avec leurs pères, très présents. Et il est important de noter que ces relations existent avec la maladie et non malgré elle comme on pourrait le penser de prime abord. Mais ce qui m’intéressait particulièrement est l’endroit où se rencontrent le désir/besoin de fiction et le délire, là où les frontières entre les deux se brouillent ; ce qui est le plus flagrant dans l’histoire de Clara. En tout cas, je n’ai jamais envisagé la maladie comme un fardeau, du moins, pas uniquement, mais comme quelque chose qui, dans la construction de ces femmes, les décale dès les prémices, les oriente dans des territoires plus troubles, ce qui est le terreau de la fiction. Et c’est aussi ce qui les autorise à aller dans les marges, à sortir de ce que leurs milieux considèrent comme la bonne manière de vivre. Milena dit de Clara qu’elle « a survécu malgré sa maladie, et peut-être grâce à elle ». Bien sûr, il y a aussi les moments où la maladie prend toute la place, et qui sont extrêmement douloureux, mais il y a aussi, dans le sillage de la maladie, une autorisation, un espace de liberté qui s’ouvre.

Quand vous écrivez « Je suis une poupée russe », que voulez-vous dire précisément ?

C’est Ana qui le dit dans la troisième partie. Ana réécrit l’histoire de Milena qui a réécrit celle de Clara. Et Ana est en quelque sorte issue des écrivaines qui l’ont précédée. C’est une image pour raconter l’emboîtement et la transmission. Comment on n’existe que par tout ce qui nous a enfantés et tout ce que nous enfantons.

Au fond, ce livre parle beaucoup d'écriture : le plaisir qu'on y trouve, les difficultés auxquelles on est confronté, le centre de gravité qu'elle finit par constituer dans une vie. C'est votre déclaration d'amour à l'écriture, ce roman ? 

J’en ai bien l’impression, oui ! J’ai essayé de cerner ce qui est pour moi ce centre de gravité. Aucune de ces trois femmes n’a accédé au « succès » ou à la « gloire », pourtant elles sont fondamentalement écrivaines, dans leur manière de voir le monde, de chercher à le comprendre, à se comprendre et à se raconter elles-mêmes. J’ai tenté de faire la part des choses entre ce qu’était le regard que pose la société sur les gens « qui font des livres » pour paraphraser Duras, et ce qu’est l’écriture comme manière de vivre. Pour moi, l’écriture est présente tout le temps, lorsque je rédige des mails, lorsque je pense, lorsque je ne fais rien, lorsque je parle à mes amis. C’est une façon d’être. Je crois que c’est de ça que j’avais envie de parler.

Le Liban est présent dans le roman à travers le personnage de Peter. Pourquoi ce clin d'oeil triste à ce pays ? 

Peter est journaliste dans les années 1970 et je me suis interrogée sur quels événements il aurait pu écrire. On le voit couvrir la chute du régime des colonels en Grèce, la fin de la guerre du Vietnam, la mort de Franco, et enfin partir au Liban. Parce que ça fait partie des bouleversements de cette époque. Dans l’une des lettres de 1978, Milena écrit que « cette guerre est terrible mais qu’elle ne pourrait jamais arriver en Yougoslavie », et ça annonce comment une guerre semblable sur beaucoup de points fait dévier la vie d’Ana vingt ans plus tard. J’ai beaucoup réfléchi et écrit précédemment sur les tristes parallèles entre nos deux pays, c’est quelque chose qui n’est jamais très loin dans mon esprit.

Au-delà du titre et des morceaux de musique signalés en début de partie, quel est le rôle de la musique dans le roman ?

La tonalité du « ré mineur », qu’on appelle « D-Moll » en Europe centrale, et qui pour moi charrie la mélancolie aussi bien slave que rom ou juive, est la tonalité du roman dans son ensemble. Même dans les parties plus légères du livre, il y a toujours la petite musique mélancolique, quelque chose qui raconte la perte.

 Triptyque en ré mineur de Sonia Ristic, Intervalles, 2022, 270 p.

À Belgrade en 1972, Milena, une jeune scénariste, écrit à Sam, l’un des deux américains qu’elle a rencontrés à Paris et avec qui elle a partagé « une semaine de nuits très courtes ». Cette première lettre sera suivie de seize autres qui courent jusqu’à fin 1978. Au fil du temps, l’escapade parisienne qui était une sorte de « petit tango à trois » vécu sur le mode...

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