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Culture - Photographie

L’arbre, le lapin et la fontaine numérique de Ieva Saudargaité Douaihi

L’artiste promène sa caméra dans une ville aux multiples visages à la recherche du particulier, de l’incongru.

L’arbre, le lapin et la fontaine numérique de Ieva Saudargaité Douaihi

Une photographie de la série « My Canary Sings to Me », de Ieva Saudargaité Douaihi, qui fait partie du cycle 2021 du Programme de photographie documentaire arabe de AFAC. Photo publiée avec l’aimable autorisation de AFAC

Les utilisateurs d’Instagram ont peut-être déjà rencontré le travail de Ieva Saudargaité Douaihi à travers une série de portraits qu’elle a réalisés autour d’arbres caractéristiques de Beyrouth. Le sujet est intrigant, car la ville – c’est-à-dire ses promoteurs immobiliers et leurs complices dans les instances décideuses – est depuis longtemps connue pour son indifférence à l’égard de la verdure en milieu urbain.

L’artiste attribue, en partie, son intérêt pour les arbres de Beyrouth à la double explosion au port de la capitale libanaise en août 2020. Elle a vécu la catastrophe à distance, la pandémie mondiale l’ayant bloquée à Vilnius, en Lituanie.

« En regardant les images en ligne, j’ai vraiment eu l’impression que la ville que je connaissais avait été anéantie », se souvient la photographe. « Quand je suis revenue deux mois plus tard, j’avais vraiment peur de m’approcher du site de l’explosion. La première fois que j’y suis allée, c’était la nuit. J’avais l’impression que ce serait moins visible, moins graphique. Je ne voulais pas le photographier, ni autre chose. »

Les facettes de la capitale lituanienne sont devenues une lentille à travers laquelle elle a vu Beyrouth. « La nature est vraiment très présente à Vilnius. Il y a les lieux où elle est sauvage,et il y a ceux où elle est entretenue par les gens. J’ai vraiment apprécié cela, observer la terre noire devenir une jungle puis tout cela mourir à nouveau et recommencer. »

« On dit toujours que Beyrouth n’est pas verte, mais je savais, grâce à mon expérience de photographe, qu’il y a beaucoup de jardins verticaux, poursuit-elle. Les gens plantent leurs balcons. Il y a des choses qui grimpent sur les murs. J’ai commencé à marcher dans la ville à la recherche de ces endroits, et plus j’en trouvais, plus cela m’obsédait. C’est devenu comme une façon de refaire la carte de la ville à travers ces arbres, à travers la croissance en général. »

Du portrait arboricole au chant des canaris

Saudargaité Douaihi a pu explorer ce côté non bétonné de la croissance de Beyrouth lors du cycle 2021 du Programme de photographie documentaire arabe (ADPP) du Fonds arabe pour les arts et la culture (AFAC). Ce programme, qui en est à son huitième cycle, permet à AFAC de s’associer au Fonds du prince Claus des Pays-Bas et à la Fondation Magnum pour offrir un soutien et un encadrement aux photographes de la région MENA dans le développement de leurs projets.

Les dix séries issues de l’ADPP 2021 ont été regroupées sous le titre « Framing the Personal and the Political » (« Encadrer le personnel et le politique »). Réalisés par des photographes de Jordanie, d’Égypte, de Libye, de Syrie et de Palestine, ainsi que du Liban, ces projets, comme les décrit AFAC, « documentent les craintes, les angoisses et les influences personnelles et politiques que nos espaces construits – qu’ils soient réels, imaginaires ou quelque part entre les deux – peuvent avoir sur les habitants et les voyageurs ».

Pour mémoire

Beirut Photo… Il n’est pas trop tard !

Bien qu’il y ait beaucoup de verdure dans les 39 photos de la série de Ieva Saudargaité Douaihi, intitulée « Mon canari chante pour moi », son sujet s’est diversifié pour inclure des vertébrés – oiseaux, lapins, chats, chèvres et même un être humain ou trois –, mais son œil reste quelque part dans l’espace liminal qui jouxte le portrait, la nature morte et le paysage.

Son projet ADPP s’intitulait à l’origine « The Last Garden », mais ce nom a été abandonné au fur et à mesure de son développement.

« L’idée de départ était d’observer ces espaces naturels qui semblaient s’être multipliés après la crise parce que la municipalité ne taillait pas les arbres », se souvient-elle. « Le secteur immobilier s’est effondré – du moins pendant un moment –, si bien que les terrains abandonnés poussaient à outrance. Je voulais enquêter sur les raisons de ce phénomène, sur son aspect. Puis cela s’est transformé en un gros plan sur les tensions entre ces forces – la ville, les habitants, puis la nature sous forme de plantes, d’animaux et d’éléments qui tentent de s’infiltrer dans cet être urbain... Ou peu importe », dit-elle en riant.

La manière dont ces photos sont prises reflète la formation de la photographe en architecture. « Au cours des dix dernières années, j’ai surtout photographié des bâtiments et des quartiers, dit-elle, des paysages urbains aussi. » Plus généralement, cependant, la pratique de Saudargaité Douaihi s’est développée à partir de son séjour au Liban. « Ma relation avec Beyrouth a commencé avec la photographie, se souvient-elle. Je viens au Liban depuis que nous sommes enfants, car mon beau-père est libanais. J’ai toujours eu une relation avec ce pays, mais lorsque j’ai emménagé ici en 2007, je ne connaissais pas grand-chose de Beyrouth, car ma famille est originaire du Nord. »

Contrairement à ses portraits d’arbres, de nombreux sujets de « Mon canari » sont mobiles, créant ainsi des opportunités de scénographie. Pourtant, l’artiste affirme qu’elle ne met pas ses photos en scène.

« Même si j’avais un studio , dit-elle en riant, je n’ai pas de pratique de studio. Tout ce que je découvre est là. » « C’est un mélange de choses , dit-elle décrivant sa pratique, des errances, des trajets en voiture, des observations. Parfois, je remarque quelque chose. Parfois, je cherche. La méthode consiste à toujours chercher. Photographier le Liban est toujours une aventure. Cela me permet de faire abstraction de toutes les autres situations difficiles, ce qui est agréable. C’est certainement la première partie (du mélange)... La deuxième partie, je pense, est une recherche de quelque chose de familier, comme trouver des choses que j’ai vécues ou que je vis en moi. Donc ces moments bizarres – quel que soit le nom que vous voulez leur donner –, ces contradictions. » Elle glousse. « C’est comme trouver une sorte de rapport avec ce que vous voyez – que ce soit familier pour vous ou en vous. »

Une vue de l’installation d’arbres de Saudargaité Douaihi dans le cadre de l’exposition du Collectif 1200 « Anatomie d’une chute », qui a été présentée du 16 au 20 novembre à l’usine Abroyan à Bourj Hammoud. Photo publiée avec l'aimable autorisation de Ieva Saudargaité Douaihi

« La troisième composante », elle fait une pause. « J’ai remarqué qu’une grande partie de mon travail s’intéresse à l’environnement. Ce n’était pas intentionnel, mais je suis consciente et j’ai un peu peur que, de mon vivant, le monde dans lequel j’ai grandi, que j’ai apprécié, puisse disparaître. C’est un peu effrayant. Il y a donc une partie en moi qui gère ce mélange de tristesse et de colère. »

Les images de la série « My Canary » sont accompagnées de quelques fragments narratifs. L’un d’eux raconte son échange avec un homme qui tirait sur des oiseaux à l’un des endroits qu’elle photographiait.

« J’étais déjà allée là-bas plusieurs fois, se souvient-elle. Ces types me connaissaient, alors ils se sentaient suffisamment à l’aise pour faire ce qu’ils font habituellement. »

Pour mémoire

« Beyrouth ville nue », regard perçant sur une réalité têtue

« Je n’ai pas l’habitude de photographier les gens. J’ai toujours été un peu comme ce flâneur solitaire qui se promène et photographie la ville, les bâtiments. J’ai essayé d’éviter les contacts, en réalité, mais pour ce projet, je voulais me dépasser. J’ai essayé de parler aux gens et de les prendre en photo, mais ces clichés n’ont pas été intégrés à la série, dit-elle en riant, parce que je n’en suis pas encore là. »

« C’est pourquoi ces échanges m’ont semblé précieux. C’est pourquoi j’ai inclus du texte pour faire allusion au fait que je n’étais pas seule à marcher et à observer. Je voulais inclure leurs interactions avec ce lieu. »

Une photographie de la série « My Canary Sings to Me », de Ieva Saudargaité Douaihi, qui fait partie du cycle 2021 du Programme de photographie documentaire arabe de AFAC. Photo publiée avec l’aimable autorisation de AFAC

Collectif 1200 et fontaine numérique

Depuis que la thaoura a fait son irruption dans les rues du Liban en octobre 2019, Saudargaité Douaihi s’est impliquée dans quelques entreprises collectives. L’une d’entre elles est le Collectif 1200.

Au début de l’année 2020, la photographe et cofondatrice de la Hamana Artist House, Rima Maroun, a invité des photographes de Beyrouth à se réunir et, comme le groupe l’a indiqué lors d’une récente exposition, à « réfléchir et créer collectivement face aux circonstances qui ont remodelé leur vie au Liban et rendu le travail individuel difficile ». Le Collectif 1200 s’est depuis stabilisé à 11 photographes.

« C’était comme une échappatoire agréable à tout ce que nous vivions », se souvient Saudargaité Douaihi, » quelque chose à faire en plus de regarder les nouvelles ou de participer » aux manifestations.

Une photographie de la série « My Canary Sings to Me », de Ieva Saudargaité Douaihi, qui fait partie du cycle 2021 du Programme de photographie documentaire arabe de AFAC. Photo publiée avec l’aimable autorisation de AFAC

Quelque 18 mois après la première rencontre, le Collectif 1200 a été invité à exposer son travail lors d’un festival à Bordeaux. La réaction, selon Saudargaité Douaihi, a été positive. D’autres expositions ont suivi. La quatrième et la plus récente, portant le titre « Anatomie d’une chute » (16-20 novembre), a été organisée à l’Abroyan Factory de Bourj Hammoud dans le cadre du festival In Between du British Council.

« Nous avons commencé à examiner un peu plus les projets, à savoir comment les assembler afin qu’ils ressemblent davantage à un ensemble d’œuvres plutôt qu’à des choses singulières qui s’assemblent, dit-elle. Le Collectif a également discuté de ses objectifs et a invité d’autres personnes à partager leurs histoires de travail collectif. »

Le Collectif 1200 réfléchit aujourd’hui à son premier effort de collaboration créative. « L’objectif est de nous fixer un thème et de nous fixer un délai, peut-être un an, explique la photographe. Chacun abordera le thème commun à partir de ses propres sensibilités. »

L’autre projet de Saudargaité Douaihi, « Digital Fountain », est une initiative de distribution.

« “Digital Fountain” vient d’avoir un an. C’est un site web que j’ai créé avec un ami pour promouvoir la photographie libanaise, explique-t-elle. C’est un site que j’aimerais développer au-delà de sa simple fonction de boutique de tirages. Je vais ouvrir un espace à Achrafieh dans les deux prochaines semaines. Pendant le mois de décembre, ce sera un autre pop-up shop pour “Digital Fountain” et peut-être d’autres photographes. J’espère que cet espace deviendra plus qu’une simple imprimerie – un espace d’exposition qui fera la promotion de la photographie et peut-être même d’autres arts visuels. »

Une photographie de la série « My Canary Sings to Me », de Ieva Saudargaité Douaihi, qui fait partie du cycle 2021 du Programme de photographie documentaire arabe de AFAC. Photo publiée avec l’aimable autorisation de AFAC

Selon Saudargaité Douaihi, cette initiative est une réponse à la crise qui garrotte tous les Libanais, artistes compris, en particulier depuis fin 2019. En même temps, elle répond aux défis que rencontrent les photographes locaux pour distribuer et vendre leurs œuvres.

« Beyrouth n’a pas de galeries dédiées à la photographie, explique-t-elle. “Digital Fountain” est ouverte sur le monde. »

Les utilisateurs d’Instagram ont peut-être déjà rencontré le travail de Ieva Saudargaité Douaihi à travers une série de portraits qu’elle a réalisés autour d’arbres caractéristiques de Beyrouth. Le sujet est intrigant, car la ville – c’est-à-dire ses promoteurs immobiliers et leurs complices dans les instances décideuses – est depuis longtemps connue pour son indifférence...

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