Un samedi soir de décembre au théâtre Monnot : il est 20h30 et la pièce Augures écrite et mise en scène par Chrystèle Khodr, interprétée par Hanane Hajj-Ali et Randa Asmar, est sur le point de démarrer. Mais la salle reste clairsemée. Et pour cause, nous sommes en pleine Coupe du monde de football, et ce soir-là c’est le match France-Angleterre qui se joue et retient le public devant ses écrans. Qu’importe le nombre de présents, le duo de grandes comédiennes livrera une performance magistrale (d’archives vivantes du théâtre libanais !), chaleureusement applaudie. Les jours suivants, les spectateurs seront plus nombreux. Et les 260 sièges de velours rouge de la grande salle seront à nouveau intégralement occupés par les amateurs d’un répertoire théâtral exigeant.
Les mêmes soirs, dans la petite salle (Act) du même théâtre, André Bouzeid interprète, en solo, Jidar (le Mur), un texte de Jean-Paul Sartre qu’il a scénarisé et mis en scène sous la supervision de Aida Sabra. Il le joue en alternance avec Wassafoulna el-sabr (On nous a prescrit la patience), un « show » de Darine Chamseddine interprété par un sextuor de comédiennes (dont la directrice du Monnot Josyane Boulos et la metteuse en scène Lina Abiad) qui ont écrit chacune sa propre partition.
Du 7j sur 7 presque
Cela fait quelques mois déjà, depuis sa reprise en main par Josyane Boulos, en avril 2022 très précisément, que le théâtre de la rue Monnot à Achrafieh ne désemplit quasiment pas 7 soirs sur 7. Et cela ne risque pas de s’arrêter en cette période de fêtes, au cours de laquelle toutes sortes d’œuvres scéniques seront à l’affiche du mardi au dimanche. Aussi bien un spectacle de chansonniers When Shakespeare Meet Marioka joué par le loufoque Mario Bassil (avec Chadi Maroun) qu’un drame psychologique, al-Ghoul (le Loup), d’un frais diplômé Hamzi Yazbeck que le Monnot produit ou encore un stand-up comedy français…Une frénésie théâtrale qui n’est pas l’apanage du seul théâtre achrafiote. Les autres salles beyrouthines ne sont pas en reste. Ainsi, le Tournesol, à Tayouné, qui a enregistré au mois d’octobre un carton plein avec Khalliya baynetna (Gardons cela entre nous), l’excellente comédie noire du talentueux duo Fouad Yammine et Serena el-Chami a également présenté dernièrement Shams we Majed la nouvelle création de… 4 heures du jeune comédien syrien Oussama Ghanem deux soirs de suite devant des salles aux deux tiers pleines. Une gageure pour un opus aussi long ! Tout comme il reprend actuellement, à guichets fermés et sur plusieurs dates de décembre, tout le répertoire de Yehia Jaber, le journaliste, poète et metteur en scène, auteur entre autres des fameuses satires sociales beyrouthines Beyrouth Tarik el-Jdidé (avec Ziad Itani), Moujaddara Hamra (avec Anjo Rihane) et Hikalo (avec Abbas Jaafar).
Une audience élargie
Idem pour le Masrah al madina qui s’est donné pour mission de « réanimer les nuits de Ras Beyrouth avec un calendrier de programmation musicale et festive intitulée al-Jar lal jar coproduit avec l’AUB. Et des tickets d’entrée relativement accessibles, allant de 5 à 25 dollars (le billet de soutien) », indique son directeur administratif Louay Ramadan. Le théâtre de la rue Hamra cherche à réunir dans une même salle un public hétéroclite, où se mélangent les incontournables intellectuels, les familles en demande d’un art scénique qui les sorte du marasme ambiant et les jeunes pour qui la scène est également le lieu où s’expriment le mieux les mutations sociales qui marquent leur génération.
Dans cet esprit, c’est au Madina que s’est clôturée, par un très audacieux duo de danse masculine signé Ali Chahrour, la programmation du Festival de théâtre Zoukak Sidewalks 2022, de retour sur les scènes beyrouthines après plus de trois ans d’interruption « due à l’inflation, la crise économique et l’explosion du 4 août », confiait récemment Omar Abi Azar à L’Orient Today. « Mais grâce à une programmation éclectique et intergénérationnelle disséminée dans les différentes salles de la capitale et qui comprenait, entre autres, une lecture de Roger Assaf et Élias Khoury, un seul en scène de Lina Abiad, une performance de Chrystèle Khodr, cette édition a retrouvé un public encore plus large qu’au cours des années précédentes », déclare à L’OLJ le metteur en scène et membre fondateur de l’association Zoukak. « C’est parce que nous avons senti qu’il y avait une grande soif de scène chez la nouvelle génération que nous avons décidé de remettre sur les rails notre festival. Même en l’amputant de son volet international et en lui donnant une couleur purement locale. Car nous avons financé cette édition avec nos propres deniers. Avec le soutien de la Fondation Drosos suisse, de l’Institut français et d’Afac aussi. Ce qui nous a permis de maintenir le prix des billets dans les limites abordables de 200 000 à 300 000 LL la place. Mais alors que nous pensions répondre essentiellement au besoin des jeunes libanais d’avoir une raison de se réunir et de réfléchir ensemble sur des sujets autres que les discours politiques et communautaires tristement dominants, nous avons remarqué que nous touchions une plus vaste audience. Et que celle-là ne se limite pas à l’habituel public de théâtre qui se balade de salle en salle », témoigne Omar Abi Azar. « Cette année, ce sont de nouveaux visages, des spectateurs de toutes les tranches d’âge et de toutes les couches sociales qui sont venus assister aux différents spectacles, non pas pour se montrer, mais par véritable envie de culture. Le phénomène mérite d’être signalé », insiste-t-il encore.
De quoi les gens ont-ils envie ?
Une demande à laquelle semblent répondre, parallèlement aux professionnels reconnus, de nouveaux venus dans l’univers des planches. Des outsiders de plus en plus nombreux à y pointer leur nez, à l’instar de Walid Arakji (Ekher cigara) ou encore la fameuse Coco Makmak (Instagrameuse au registre humoristique qui a transposé ses sketches à succès sur la scène du Monnot cet été).
Ils écrivent, mettent en scène et jouent eux même leurs pièces. Faisant fi des conditions sinon hostiles, pour le moins défavorables, à la création scénique en ces temps sombres au Liban. C’est d’ailleurs pour éclairer la noirceur des jours que tous ces fous de théâtre, qu’ils soient auteurs, comédiens, metteurs en scène ou encore directeurs de salle, persévèrent à produire, envers et contre tout, du spectacle vivant. Comme une aire de retrouvailles et de réconfort d’un public libanais éreinté par un quotidien plus qu’éprouvant.
« De quoi les gens ont-ils envie ces jours-ci ? D’écouter une histoire. Et de sortir de l’obscurité. Et nous, nous leur offrons une lumière, des acteurs et des histoires », dixit Chrystèle Khodr. Auteure, metteuse en scène et comédienne, la trentenaire dont le talent commence à percer sur les scènes européennes tenait à réitérer Augures à Beyrouth, créée au Tournesol en mai 2021, en pleine pandémie de Covid. « Elle a fait plus de dates en France et en Belgique qu’au Liban. Et avant de l’emmener bientôt dans une nouvelle tournée à l’étranger, je voulais à tout prix la présenter à nouveau au public avec lequel je partage un même imaginaire collectif et pour lequel je l’ai originellement conçue », fait valoir la jeune femme dont la prochaine œuvre – Ordalie – sera directement créée en France. Faute de moyens pour le faire au Liban.
Sous le joug des générateurs…
Pour ces nouveaux venus, le théâtre est une passion qui peut s’avérer ruineuse. Car, ils prennent à leur charge tous les frais de production, de la location des salles en dollars frais aux divers frais annexes, en passant par les cachets des comédiens. Alors, ils recourent souvent au système D pour réduire les frais de décor, d’éclairage, de publicité… Ils s’investissent personnellement dans les moindres détails, diminuent le nombre d’acteurs et surtout répètent dans la pénombre, faute de pouvoir régler les frais plus que pesants des générateurs d’électricité.
« Nous devons débourser pour chaque heure de répétition entre 35 et 40 dollars pour le seul fonctionnement du moteur. Pour répéter une pièce durant une semaine, on n’en sort pas à moins de 750 dollars de frais d’éclairage électrogène. Alors on se débrouille pour s’exercer soit dans la pénombre soit en dehors des salles de théâtre, dans des appartements, des lieux publics… Mais, en fin de compte, il y a les trois jours avant le lancement de la pièce où on est obligés de répéter sur place. Avec l’éclairage et tout l’équipement technique nécessaire. Et là ça fait mal », révèlent d’une même voix les jeunes metteurs en scène.
Comment récupérer les frais investis de la seule billetterie ? Sans les répercuter sur un public écrasé par la crise et dépouillé par les banques de leurs avoirs ?
« Cela devient tellement coûteux que ceux qui n’ont pas un métier parallèle ne peuvent plus s’adonner au théâtre. Et ceux dont la pièce ne marche pas se retrouvent vraiment dans de sales draps », assure Fouad Yammine, pour qui la scène est « une passion absolue. On ne peut pas en vivre, mais si on n’en fait pas on ne se sent pas vivant », résume ce comédien, animateur, acteur… qui a écrit, mis en scène, scénographié, interprété et produit avec sa femme Serena al-Chami Khalliya baynetna (Gardons cela entre nous), la comédie noire qui a enregistré (avec le spectacle de Coco Makmak) le plus gros nombre d’entrées au théâtre de la saison.
Six semaines consécutives de salle comble au Tournesol d’abord, puis au Monnot qui auront juste permis au couple Yammine-Chami de rentrer dans leurs frais et de rétribuer les amis et membres de la famille qui les ont aidés gracieusement « à fabriquer le mobilier de scène, à imprimer les affiches, à faire de la publicité sur les réseaux sociaux », divulguent-ils à L’OLJ.
« Évidemment le fait que nous soyons uniquement deux sur scène, qui plus est mari et femme, nous a aussi aidé à réduire les coûts de production », ajoute Fouad Yammine. Idem pour Yara Zakhour et Adon Khoury, partenaires dans la vie comme sur les planches du Monnot cet été dans Chi metel el-kezeb, encore une belle pièce tirée d’un texte de Maurice Aouad.
Des solos, des duos, et plus rarement de petits groupes (ces derniers issus le plus souvent de clubs de comédiens amateurs aux spectacles à but caritatif) qui prennent désormais le pas sur les grosses productions nécessitant des fonds importants, impossibles à engager ces jours-ci.
Parenthèses scéniques
C’est la raison pour laquelle le grand acteur, producteur, dramaturge et metteur en scène Georges Khabbaz a préféré mettre entre parenthèses son activité théâtrale cette année. « J’ai, d’une part, une troupe de 14 comédiens dont je ne veux sacrifier aucun rôle. Et, d’autre part, je ne veux pas priver une large part de mon public de l’accès à mon théâtre. Si je réduis le format de mes spectacles, j’aurai le sentiment de trahir mes comédiens. Si j’augmente les prix des billets, j’aurai l’impression de trahir mon public. Je fais du théâtre pour tout le monde. Avec des pièces qui restent en salle (au Château Trianon, qui compte 650 places) sept mois durant. Et je veux continuer à le faire de cette manière-là. Donc, j’attends de voir venir comment la situation économique se présentera l’année prochaine », dit celui qui a tourné ces derniers mois dans deux téléfilms et un long-métrage étranger. De quoi récolter les deniers nécessaires au financement de sa prochaine production.
Une autre mise entre parenthèses. Celle du Metro al madina, qui vient de mettre la clef sous la porte de sa légendaire petite salle de cabaret à Hamra… pour mieux s’installer dans les murs du Aresco palace au printemps prochain. « Après 11 ans au même endroit, nous avons décidé de déménager à un croisement de rues plus loin dans un local pouvant accueillir un plus large public. L’expérience des derniers mois a démontré que même si nos spectacles ont toujours autant de succès, la formule d’une salle intimiste au nombre de sièges restreint ne peut plus fonctionner en ces temps de crise », indique Hisham Jaber. Pour financer l’opération de relocalisation, le Metro al madina va se doter du statut juridique de société anonyme « dans laquelle les amis, la famille, les fidèles et tous les intéressés pourront investir », révèle son directeur. Lequel n’a pas voulu avoir recours aux mécènes « pour garder une totale liberté de programmation », assure-t-il. Poursuivant : « Nous avons déjà avancé une partie du montant du loyer et la somme récoltée par la cession des actions (qui donneront à leurs titulaires un droit d’entrée gratuite à tous les spectacles de la compagnie) nous permettra d’entreprendre les travaux d’aménagement. Pour le reste, on compte sur les entrées en billetterie. Et c’est là que réside tout le défi… »
Un public friand de rires
On le sait depuis toujours, le théâtre au Liban ne bénéficie d’aucune subvention. Aujourd’hui encore moins qu’avant. Et la vente de billets ne suffisant pas à elle seule à couvrir tous ses frais (aujourd’hui encore moins qu’avant !), le soutien financier de généreux donateurs, d’entreprises mécènes, d’associations et de fondations est plus que jamais vital pour son existence. D’autant que si l’offre théâtrale s’est diversifiée pour répondre à la demande d’un public à 95 % friand de rires (selon une étude lancée par Josyane Boulos et corroborée par l’énorme succès du show de Coco Makmak), les œuvres de qualité restent plébiscitées par de vrais passionnés de théâtre. Certains n’hésitant pas à se regrouper en réseaux pour soutenir et maintenir la scène locale vivante. C’est le cas, notamment, du groupe d’amateurs de théâtre qui ont créé l’association Créal pour louer, à l’Université Saint-Joseph, la salle du Monnot et la redynamiser avec une gestion plus ouverte à tous les goûts et plus tournée vers la jeune génération de « théâtreux » (dixit Boulos).
C’est le cas en particulier du Theatre Releaf Group, un groupement de plus de 150 personnes de la société civile, initié par Hanane Hajj-Ali, Sahar Assaf et Karim Dakroub qui, parallèlement aux actions entreprises par des associations et institutions panarabes (al-Mawred al-Thaqafy, Afac ou Action for Hope) pour la réhabilitation des scènes beyrouthines impactées par la crise sanitaire, politique et l’explosion du 4 août, se démènent pour continuer à récolter des fonds de soutien aux projets de création au Liban.
« Mais, dans l’état de délabrement des secteurs sociaux, hospitaliers et économiques fondamentaux du pays, les aides au théâtre ont beaucoup diminué », signale Hanane Hajj-Ali. « On ne baisse pas les bras pour autant, poursuit la comédienne engagée. On cherche toujours à trouver des solutions. Et pour ce faire, on a besoin de nous rassembler tous, directeurs, auteurs, comédiens, metteurs en scène pour mettre en commun nos cellules de résistance culturelles. On doit unir nos forces pour continuer à maintenir vivace le flambeau du théâtre libanais et pour le transmettre à la génération suivante. »
Un flambeau que porte, différemment peut-être, mais avec une énergie et une persévérance qu’il faut absolument saluer, Kassem Istanbouli, à la tête de l’association Tiro pour les arts et de la troupe du théâtre Istanbouli. Cet acteur, metteur en scène et militant qui, depuis 9 ans, se bat sans répit pour décentraliser le théâtre et rouvrir les salles de spectacle de toutes les régions du pays pour y ramener gracieusement un public sevré de tout divertissement culturel, a réalisé cet été une opération d’envergure : lancer la première édition du Festival international de théâtre de Tripoli. Une initiative qu’il a réussi à mettre sur pied, avec le soutien de l’association Drosos qui accompagne ses activités depuis toujours, mais aussi l’aide de la municipalité de la capitale du Nord. Pour offrir aux habitants de cette ville au riche passé culturel mais au triste présent, un florilège de spectacles présentés par des troupes internationales venues leur dispenser cette « nourriture essentielle à l’âme qu’est l’art scénique ».