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Moyen-Orient - Éclairage

Turquie : des journalistes « en danger » depuis le passage d’une loi contre la désinformation

Approuvée en octobre, la législation contre les fausses informations permet au président turc d’asseoir davantage son pouvoir en censurant les voix contestataires à l'approche des élections générales prévues en juin prochain. Une menace sur la liberté d’expression qui inquiète particulièrement les journalistes.

Turquie : des journalistes « en danger » depuis le passage d’une loi contre la désinformation

Une députée turque, masque noir devant la bouche, tient une pancarte avec l\'inscription : "Les vérités ne peuvent pas être obscurcies", pendant les débats au Parlement sur la loi contre la désinformation, le 13 octobre 2022. Photo AFP

En plein débat parlementaire sur la loi contre la désinformation, Burak Erbay, député de l’opposition, sort un marteau d’une enveloppe et fracasse son téléphone portable. « Si la loi passe, il ne servira plus à rien » hurle-t-il en colère. Au beau milieu de la nuit, ce 13 octobre, les quarante articles du texte sont pourtant promulgués par la majorité présidentielle de l'AKP, le parti de Recep Tayyip Erdogan, ainsi que par ses alliés nationalistes. Au nom de la lutte contre le « fascisme digital », selon les termes du président turc.

Interview

« Le pouvoir turc inquiet de l’érosion de la popularité d’Erdogan »

Aux portes de la Grande Assemblée nationale de Turquie, Banu Tuna, présidente du syndicat national des journalistes et ses confrères, masques noirs devant la bouche, protestaient depuis des jours contre cette mesure qu’ils accusent de museler la liberté d’expression et plus largement, d’étouffer toute contestation du pouvoir. Au centre de leurs inquiétudes se trouve l’article 29 qui prévoit jusqu’à trois ans de prison pour diffusion de « fake news », soit des informations « contraires à la vérité, liées à la sécurité intérieure et internationale du pays, à l'ordre public et à la santé, dans le but de créer l'inquiétude, la peur et la panique du public. »

Arrestations

« Déterminées en fonction de qui ?, fait mine de s’interroger Banu Tuna. Évidemment, et notre expérience nous le montre, c’est le gouvernement qui décide ce qui est une information trompeuse. Cette ambiguïté lui donne une marge de manœuvre et d'action extrêmement large ». Sinan Aygul est à ce jour le premier journaliste à en avoir fait les frais. Président de l’association des journalistes de Bitlis, une province à majorité kurde du sud-est de la Turquie, il a été arrêté mercredi dernier en vertu de la loi, après avoir écrit sur son compte Twitter qu'une jeune fille de 14 ans aurait été victime d'agression sexuelle de la part de plusieurs hommes, dont des policiers et des militaires.

Il a par la suite retiré sa publication, s’excusant d’avoir diffusé ce récit sans en avoir vérifié au préalable la véracité auprès des autorités. Pour Banu Tuna, cette arrestation illustre l’acmé d’une censure rampante depuis plusieurs années par un président turc aux allures de plus en plus despotiques et qui tente, à l’approche des élections présidentielles de juin prochain et dans un pays miné par la crise économique, de faire remonter sa cote de popularité.

Classée 149e sur 180 pays en matière de liberté de la presse selon l’index 2022 de Reporters sans frontières, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan est, notamment depuis le coup d’Etat raté de 2016 attribué au mouvement du prédicateur Fethullah Gülen, devenue coutumière des arrestations expéditives. Depuis février dernier, soixante-sept personnes ont été condamnées pour des affaires liées à la liberté d'expression, selon un rapport publié le 5 décembre par la Media and Law Studies Association (MLSA).

Repères

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Dans la plupart des cas, la propagande du terrorisme est le principal chef d’accusation avancé. Des allégations notamment portées à l’encontre des journalistes kurdes, minorité considérée par Ankara comme une menace en raison des velléités indépendantistes de certains de ses représentants. Le 25 octobre dernier, onze journalistes travaillant pour des médias kurdes ont été arrêtés dans les villes d'Ankara, Istanbul, Van, Diyarbakır, Urfa, Mersin et Mardin lors de perquisitions simultanées menées dans le cadre d'une enquête anti-terroriste.

« Nous nous sentons observés »

La syndicaliste Banu Tuna, anciennement journaliste pour Hurriyet, un des plus grands quotidiens nationaux devenu pro-gouvernemental après un changement de propriétaire en 2018, observe d’un œil inquiet la main de l’Etat bâillonner un à un les rares médias turcs qui ne sont pas encore tombés à la solde du pouvoir. Un monopole du pouvoir concentré par un organisme : le Directorat des communications, créé en 2018 par Recep Tayyip Erdogan et dirigé par son beau-fils, Fahrettin Altun. Logés dans une tour d’Ankara, les quelque 1 500 employés qui y travaillent veillent à ce qu’aucune information sortant des salles de rédactions n’échappe à leur surveillance.

A travers cette entité, le gouvernement publie lui-même depuis peu et à un rythme hebdomadaire son « bulletin de désinformation » qui recense les entraves à son contrôle. D’ailleurs, les journalistes qui ne suivent pas la ligne officielle du gouvernement se voient tout simplement refuser leur carte de presse, les condamnant ainsi à rester en marge des événements politiques majeurs. « Nous nous sentons observés dans nos propres bureaux par une présence invisible qui dicte les nouvelles », se désole Nalin Oztekin, journaliste indépendante qui craint de voir une augmentation de l’autocensure de la part des journalistes : « Les prisons sont dans nos esprits et c'est la partie la plus difficile à combattre. »« Maintenant nous ressentons une pression psychologique supplémentaire », ajoute celle qui s’est lancée sur YouTube après avoir travaillé pour plusieurs titres de presse et télévision nationales : « J'ai contacté un économiste mais il m'a répondu qu'il ne voulait pas parler parce qu'un procès avait été intenté contre lui pour avoir critiqué les politiques économiques du gouvernement ». Un silence qui permet au président turc d’asseoir davantage son pouvoir en faisant taire les sujets fâcheux pour son image.

Témoignages

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« L'inflation atteint presque 100 %, la pauvreté se répand comme jamais auparavant, des enfants vont à l'école le ventre vide, des gens se suicident à cause de leurs dettes, il y a une augmentation des violences contre les femmes, le président Erdogan s'en prend quotidiennement aux personnes LGBTQ+... Les informations considérées comme fausses par la loi sont précisément celles qui devraient être connues du public », ressasse Nalin Oztekin.

Blackout

« Ceux qui produisent des informations incompatibles avec les données du gouvernement, comme les journalistes, les universitaires, la société civile toute entière, sont en danger », résume Banu Tuna. Avant même la loi d’octobre, des membres de la communauté scientifique sont arrêtés pendant la vague du Covid-19 alors qu’ils tentent d’alerter sur les cas de contaminations et le nombre réel de victimes. Des étudiants manifestant contre les violences à l’encontre des personnes LGBTQ+ sont arrêtés et privés de leurs aides sociales… Si certains, notamment parmi une jeunesse qui ne peut porter ses revendications ailleurs, pensaient trouver dans les réseaux sociaux un espace d'expression privilégié, là aussi, les ciseaux de la censure menacent.

La surveillance numérique s’est en effet intensifiée depuis la loi sur la désinformation, qui prévoit également de restreindre l’accès à ces plateformes. Le 13 novembre dernier, l’attaque à la bombe sur l’avenue d’Istiklal à Istanbul, causant 6 morts et 81 blessés et attribuée par Ankara au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et à des groupes kurdes basés en Syrie, était suivie d’une coupure partielle d’Internet. « Pendant des jours, il était interdit de publier des nouvelles autres que les annonces officielles. Facebook, Twitter, Instagram et YouTube sont restés inaccessibles pendant 10 heures et l'Internet a été entièrement coupé dans certaines régions », rapporte Nalin Oztekin, la journaliste qui, en fuyant la « censure » exercée dans les médias traditionnels, espérait trouver sur YouTube un support plus libre pour exercer son métier.

Détestés par Recep Tayyip Erdogan, les réseaux sociaux avaient déjà fait l’objet de mesures restrictives après la promulgation d’une loi en juillet 2020 permettant aux autorités d’exiger le retrait de certains contenus des plateformes numériques et de placer au sein de leur personnel des représentants chargés de contrôler ce qui peut être publié ou non, sous peines de lourdes amendes. Une surveillance observée depuis San Francisco par Seref, qui a travaillé dans une société contractée par Twitter entre 2018 et 2020 en tant que modérateur en langue turque. Ces nettoyeurs du web sont chargés de faire respecter la charte déontologique de la plateforme ainsi que les demandes des Etats. « Je peux juste dire que nous avons déjà retiré une photo d'Erdogan posant avec un homme d'affaires controversé », dit-il prudemment, rappelant par ailleurs que « tous les politiques au pouvoir font la même chose ».

Si tous cherchent à soigner leur image, le reïs semble cependant le seul à pouvoir écarter ses rivaux. Dans une tentative d’éviction politique difficilement camouflable, Ekrem Imamoglu, le charismatique maire d’Istanbul et opposant politique, a été condamné mercredi à deux ans et sept mois de prison « pour insulte envers des responsables ». Une décision contre laquelle il a décidé de faire appel. Difficile donc de ne pas envisager le pire alors que pour la première fois depuis sa prise de pouvoir, les élections présidentielles s’annoncent difficiles pour Recep Tayyip Erdogan. « Et si les choses ne se passent pas comme il le souhaite lors des élections ?, s’interroge Nalin Oztekin. Bloquera-t-il la propagation de l'information pour dissimuler sa défaite ? »

En plein débat parlementaire sur la loi contre la désinformation, Burak Erbay, député de l’opposition, sort un marteau d’une enveloppe et fracasse son téléphone portable. « Si la loi passe, il ne servira plus à rien » hurle-t-il en colère. Au beau milieu de la nuit, ce 13 octobre, les quarante articles du texte sont pourtant promulgués par la majorité présidentielle de l'AKP, le...

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