Rechercher
Rechercher

Culture - Spectacle

Ali Chahrour, le cœur chevillé aux corps

Une fois de plus, le chorégraphe et danseur libanais de 32 ans choisit de danser (avec) l’amour et la mort. Après la France, la Suisse et l’Allemagne, c’est dans sa ville natale, Beyrouth, dans le cadre du festival Zoukak, que le théâtre al-Madina présentait son dernier spectacle où le désir homo-érotique se vit intensément et douloureusement, et que le plaisir se respire.

Ali Chahrour, le cœur chevillé aux corps

Ali Chahrour invite son public à accéder à un espace très intime, un monde d’émotion où l’amour et le chagrin rivalisent, le deuil et la tendresse s’entremêlent. Photo Lea Skayem

Théâtre al-Madina, 20h30, en clôture du festival Zoukak Sidewalks samedi 3 décembre. La salle est pleine. Un silence quasi religieux flotte. Le public retient son souffle, comme avant chaque spectacle de Ali Chahrour. Combien de temps allons-nous rester dans le noir, dans cette obscurité qui nous colle presque à la peau ? Combien de temps encore dans l’attente que les projecteurs illuminent la scène et nous sauvent de cette chape oppressive ? Deux minutes, trois minutes, cinq minutes ? Enfin, une voix rompt le silence glacé, et c’est comme si elle traçait un sillon de lumière sur une scène endormie. C’est la complainte d’un amour interdit dans l’islam, avec un recours au mysticisme et à la poésie persane. Et la silhouette de Leila Chahrour, debout de profil, petite et aux formes courbes, vêtue de noir, surgit de cette trouée éclairée. Avec sa voix gutturale, elle entonne une plainte puissante Wa habibi, un chant liturgique en arabe dans lequel Marie pleure le supplice de Jésus (chanson reprise par la grande chanteuse libanaise Feyrouz).

Le ton est donné. Et à chaque fois que sa voix remplira l’espace, elle sera comme un cordon qui relie les chairs, les peaux et la lumière avec une forme de beauté nocturne dans la dépendance amoureuse et la séparation. « Le spectacle The Love Behind My Eyes, inspiré d’une histoire d’amour tragique du IXe siècle, emporte le spectateur dans un univers de poésie, de sensualité et d’intimité, confie le chorégraphe. Il raconte une légende autour d’un amour inabouti, de la voie inébranlable du cœur, une relation interdite qui enveloppe les protagonistes d’un immense et inconsolable chagrin et qui se terminera par la mort. Toutefois, il n’y a pas que l’amour qui prend fin, mais aussi l’histoire racontée en parallèle. »

Pour mémoire

Beyrouth résonne à Bruxelles à travers Ali (Chahrour), Élias (Khoury) et David (Hockney)

C’est une histoire sur la douleur et la protestation d’un amour tabou, selon laquelle Mohammad ben Daoud, un juriste influent de Bagdad, et Mohammad ben Jamea, un jeune homme d’Ispahan, seraient tombés en amour l’un pour l’autre à l’époque médiévale de l’islam, quand la science et la littérature fleurissaient sur la péninsule Arabique. C’est la Mésopotamie au IXe siècle, lorsque la ville de Bagdad était une métropole florissante, le cœur de la région. Le reste du spectacle sera un art subtil de l’enlacement des corps deux jeunes hommes (Ali Chahrour et Chadi Aoun) qui se touchent, s’enveloppent, se devinent, se respirent jusqu’à presque se dissoudre en une entité hors du temps et de l’espace.

Ali Chahrour invite son public à accéder à un espace très intime, un monde d’émotion où l’amour et le chagrin rivalisent, le deuil et la tendresse s’entremêlent. Photo Lea Skayem

Un amour d’hier, mais aussi d’aujourd’hui

Ali Chahrour est moins préoccupé par la ligne et le rythme que par les formations détaillées des corps. « C’est comme si le spectateur feuilletait un livre d’art et que chaque mouvement dessinait une image artistique de laquelle allaient jaillir des émotions », précise le chorégraphe et danseur. « Je n’ai pas cessé de dire durant les répétitions que nous étions des artistes en train de dessiner nos corps dans l’espace plutôt que danser. C’est comme si je sculptais les deux corps », explique l’artiste, convaincu que la danse est la position du corps dans l’espace plus que le mouvement en soi. Mais il reconnaît toutefois que « l’exercice fut très laborieux, la moindre erreur au niveau de la tenue, de la force des muscles pouvant briser toute la structure que j’avais réussi à construire ». Ali Chahrour invite son public à accéder à un espace très intime, un monde d’émotion où l’amour et le chagrin rivalisent, le deuil et la tendresse s’entremêlent. L’image miraculeuse finale montre les deux danseurs presque indiscernables à l’œil, leurs corps entrelacés dans un nœud élaboré avec un seul détail mis au point; ils sont main dans la main. C’est un amour sismique, déplaçant le sol sur lequel quelqu’un se tient, mais aussi assez dangereux pour le briser. C’est un voyage poétique et une performance profondément politique basée sur un conte ancien, et qui révèle comment le passé revendique son héritage dans la vie présente. La figure de la pleureuse apparaît comme entre deux mondes, ouvrant un espace entre les interprètes et le public, agissant comme un témoin qui exige de nous spectateurs plus que du voyeurisme. The Love Behind My Eyes, une danse tournant autour du désir et de la passion, mais aussi de la violence, a remporté le prix ZKB (patronage) du Zurich Theater Spektakle en Suisse. La scène d’ouverture est une riposte au cœur brisé de l’amant, alors que Leila Chahrour, au visage grave, décrit une rupture qui n’est pas sans rappeler une scène de meurtre.

La mort passe par le corps

Mais quelle relation la danse tisse-t-elle avec la mort ? La mort passe par le corps, elle est corps, elle est figure. Ces termes contradictoires semblent appartenir à deux réalités opposées, « figure » et « mort ». L’un parle d’art, de création, et l’autre exprime l’absence du corps, la non-vie. Comment ces deux termes provoquent-ils par leur union une esthétique ? Comment les artistes ont-ils utilisé cette union pour faire apparaître la « mort en scène », pour exprimer l’invisible, l’indicible ? À partir de ces deux termes « figure » et « mort », apparaît un corps, corps imaginé, corps créé face à un corps qui se décompose pour devenir poussière. Cette dualité vie-mort, imaginaire-réel résonne dans la réalité des danses macabres du Moyen Âge. Chacun côtoie la mort, et elle fait partie du quotidien.

Lire aussi

Ali Chahrour : Nos politiciens ne croient ni en l’art ni en la culture

Au fil des années et des siècles, le conte a continué d’être élargi et modifié. Grâce à l’expansion continue, l’histoire est non seulement restée en vie, mais est également devenue un mythe. Et Ali Chahrour ne fait qu’immortaliser encore plus et l’histoire, et l’amour.

Fiche technique

The Love Behind My Eyes

Chorégraphie : Ali Chahrour

Danseurs : Ali Chahrour et Chadi Aoun

Chant : Leila Chahrour

Musique : Abed Kobeissi

Scénographie et lumière : Guillaume Tesson

Calligraphie : Ali Assi

Prix Theater Spektakel : ZKB.

Théâtre al-Madina, 20h30, en clôture du festival Zoukak Sidewalks samedi 3 décembre. La salle est pleine. Un silence quasi religieux flotte. Le public retient son souffle, comme avant chaque spectacle de Ali Chahrour. Combien de temps allons-nous rester dans le noir, dans cette obscurité qui nous colle presque à la peau ? Combien de temps encore dans l’attente que les projecteurs...
commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut