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Sport - Analyse

Comment les Lions ont regravi l’Atlas

Si peu de monde aurait misé un dirham dessus, cette qualification historique de la sélection marocaine pour les demi-finales de la Coupe du Monde est loin d’être due au hasard ou à la soi-disant loterie des tirs aux buts. Elle est au contraire le fruit d’un projet de fond piloté par les plus hautes sphères du Royaume chérifien depuis près d’une décennie.

Comment les Lions ont regravi l’Atlas

L’effectif marocain célébrant le tir au but victorieux d’Achraf Hakimi (au centre), qui a scellé la qualification historique du Maroc contre l’Espagne sur la pelouse de l’Education City Stadium d’al-Rayyan, dans l’ouest de Doha, le 6 décembre. Javier Soriano/AFP

Rarement une « panenka » aura sonné aussi juste. Pourquoi s’embêter à choisir un côté lorsqu’il suffit de lober le gardien d’un petit piqué, plein centre, au moment où personne ne s’y attend ? Achraf Hakimi l’a bien senti, peu importe la pression des 45.000 spectateurs du stade de l’Education City et celle de tout un peuple priant pour regarder son premier quart de finale de Coupe du Monde comme un acteur à part entière.

En finissant d’une telle façon le travail réalisé par « Bono », l’héroïque gardien qui avait décidé qu’aucun tir aux buts espagnol ne pénètrerait dans sa cage, l’enfant de Getafe, en banlieue madrilène, joue un bien mauvais tour à son pays natal et plonge dans le même temps celui dont il porte fièrement les couleurs dans l’ivresse la plus totale. Une extase populaire que seule une pelote de cuir faisant trembler des filets adverses est en mesure de susciter.

C’est exactement ce qui a frappé Nesryne El-Chad au moment de célébrer la qualification historique de ses homologues masculins. Un trop-plein d’émotions qu’est pourtant habituée à gérer la défenseure centrale de la sélection marocaine lorsqu’elle foule une pelouse, mais qui dans la peau d’une supportrice aurait bien pu lui porter préjudice : « Mes potes ne m’ont jamais vue aussi heureuse. Pendant les penalties, j’ai cru que j’allais faire un arrêt cardiaque du haut de mes 19 ans, confie la joueuse du LOSC. Puis en sautant de joie, je ne calculais plus ce que je faisais et je me suis fait mal au pied en retombant. J’ai toujours un beau bleu d’ailleurs. »

Vu notre parcours à la CAN, ils se sont dit : « On n’a pas le droit de se louper ».

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Rien de grave heureusement. Pas de quoi lui faire manquer son match de Coupe de France cinq jours plus tard contre le RC Saint-Denis. Mais le club lillois peut se faire du soucis pour les chevilles de sa joueuse si les Lions de l’Atlas venaient à remettre ça contre le Portugal samedi à 17h (heure de Beyrouth). 

En tout cas, Nesryne et le reste des supporters marocains y croient dur comme fer. D’autant que ces derniers prendre goût aux longues épopées menées par ses équipes nationales. L’été dernier, les « Lionnes » s’étaient, elles aussi, distinguées sur les pelouses de la Coupe d’Afrique des Nations. Un autre parcours historique jusqu’en finale (perdue 3-1 contre l’Afrique du Sud) qui avait suscité un engouement national inédit remplissant à plusieurs reprises les terrasses des cafés aux quatre coins du pays ainsi que les 45.000 places du stade Moulay-Abdallah de Rabat.

De quoi également forcer l’admiration de quelques collègues : « J’avais reçu un message Hakimi sur Instagram après la CAN, se rappelle Nesryne. Il a été un des premiers à nous féliciter pour notre performance. » Comme cela est devenu la coutume ces dernières années, chaque début de compétition est une nouvelle occasion de se motiver mutuellement : « Ils nous souhaitent bonne chance et vice et versa. Surtout, ça nous incite à faire au moins aussi bien que l’autre. Je pense qu’en faisant une bonne CAN, ils se sont dit « on n’a pas le droit de se louper. Et nous c’est exactement ce qu’on se dira aussi au moment d’entamer notre Coupe du Monde l’été prochain », prédit la défenseure.

Comme Achraf Hakimi et nombre de ses homologues masculins présents dans le groupe brillant sur les pelouses qataries, Nesryne El-Chad fait partie du vaste contingent issu de la diaspora marocaine au sein des différentes équipes nationales. Née à Saint-Etienne et formée au centre d’entraînement de l’ASSE, elle n’a pas hésité une seconde à répondre à l’appel de la Fédération Royale Marocaine de Football (FRMF) pour participer au stage de l'équipe U20 prévu au Ghana, en novembre 2020.

Confrontée au même dilemme que tous les sportifs binationaux, « l’équipe de France, ça fait forcément rêver », glisse-t-elle, Nesryne n’a toutefois pas mis longtemps à faire son choix. D’autant que les doutes qui pouvaient exister auparavant sur le niveau des équipes féminines ou sur la qualité des infrastructures n’ont plus lieu d’être : « Je ne savais pas trop à quoi m’attendre avant d’être appelée. De prime abord, je me disais "le foot africain ça reste forcément moins développé qu’en France", se remémore-t-elle. Puis j’ai découvert que c’était loin d’être le cas et qu’il y avait absolument toutes les conditions réunies pour que j’évolue au plus haut niveau. »

La « révolution » Fouzi Lekjaa

Nesryne, comme toutes celles et tous ceux ayant grandi de l’autre côté de la Méditerranée, a très vite compris que l’environnement qu’elle découvrirait en sélection marocaine n’avait plus rien à envier à celui des meilleures nations européennes. À commencer par la qualité de l’encadrement technique. 

Quatre ans avant la nomination de Reynald Pedros, ancien international français et vainqueur de deux Ligue des Champions avec la section féminine de l’Olympique Lyonnais, à la tête des Lionnes en novembre 2020, la Fédération du Royaume s’était déjà mise en tête d’attirer d’autres grands noms du coaching international. Une condition sinéquanone pour redorer le blason d’une sélection masculine enchaînant les désillusions depuis trop longtemps.

Premier pays arabe et africain à accéder à un huitième de finale de Coupe du Monde en 1986 (défaite 1-0 contre la RFA après un but de Lothar Matthäus à la 87e minute), le Maroc connaît par la suite plusieurs décennies de vaches maigres et subit une litanie d’éliminations frustrantes dont la monotonie fut uniquement brisée par une finale (perdue 2-1 contre la Tunisie) lors de la CAN 2004.

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Malgré l’important vivier de talents parmi les quelque 37 millions d’habitants que compte le Royaume chérifien en plus de celui que lui offre son importante diaspora, les générations se suivent sans parvenir à ramener les Lions en haut de l’affiche. Et il faudra attendre un changement radical de paradigme au sommet de la pyramide du football marocain pour que la marche en avant soit à nouveau enclenchée.

« L’arrivée de Fouzi Lekjaa à la tête de la FRMF en 2014 marque la fin de la mainmise de l’armée et du corps militaire marocain sur le football national, résume Yassine El-Yattioui, doctorant en Sciences Politiques et Relations Internationales et suiveur assidu du football marocain. Cela marque la fin de la présidence du général Benslimane, qui n’a pas tout mal fait, mais dont la vision archaïque et politique des choses n’était pas du tout adaptée à l’ère moderne du football. »

Un « Clairefontaine » à la marocaine

Ingénieur de formation devenu technocrate par excellence, en disposant notamment de nombreux portefeuilles ministériels dont celui des Finances, « Lekjaa est l’élément déclencheur d’un profond renouveau ». 

Également influent dans les plus hautes sphères de la CAF et de la FIFA, dont il est membre du Conseil exécutif, le nouveau patron de la FRMF, que Samuel Eto’o décrit comme un « visionnaire », enclenche la révolution copernicienne du football marocain en dotant ses douze ligues régionales d’une direction technique et de centres de formation, « dont les meilleurs éléments sont ensuite accueillis au sein du Complexe Mohammed VI et alimentent les différentes équipes de jeunes ». 

Véritable fleuron du changement de dimension du football marocain, le Complexe Mohammed VI est devenu l’épicentre de la formation des jeunes joueurs et joueuses du Royaume. Avec ses multiples terrains (en gazon naturel et synthétique), ses hôtels, ses restaurants, son centre médical ou encore sa piscine olympique, il peut même se targuer d’avoir la capacité d’accueillir plusieurs sélections en même temps.

Vantées par des personnalités telles qu’Arsène Wenger ou Sadio Mané, venu en stage avec le Sénégal s’y préparer pour la CAN 2021, « ces infrastructures sont de loin les meilleures du continent avec celles de l’Afrique du Sud », assure Yassine El-Yattioui. 

De quoi former l’élite footballistique de demain mais aussi et surtout de créer des vocations aux quatre coins du pays. Telle une sorte de « Clairefontaine à la marocaine », il intègre chaque année plusieurs dizaines de lycéens et de lycéennes en « sport-étude ». Un cursus spécialisé dont les effectifs sont voués à être les premiers pourvoyeurs des futurs sélections nationales. 

Mais les Lions et les Lionnes de l’Atlas ne sont pas les seuls à bénéficier de cette lame de fond enclenchée à la tête de la FRMF. En parallèle du mouvement massif de rénovation des infrastructures (comme en témoignent les stades flambants neufs à Fès, Agadir, Tanger etc.) les dotations octroyées aux clubs évoluant dans les différents « Botola » («championnats») locaux se sont largement épaissies tout comme l’enveloppe annuelle allouée au football national féminin, multipliée par six à l’été 2020 sous la houlette de Mouad Hajji, véritable bras droit de Fouzi Lekjaa.

Renard, le nouveau guide des Lions

Si tout n’est pas encore parfait (problèmes de gestion humaine au sein de certains staffs techniques, retards de paiements dans plusieurs clubs), la machine est bel et bien lancée. Et cela n’a pas tardé à se vérifier sur le terrain des résultats sportifs, surtout au lendemain de l’arrivée d’un certain Hervé Renard sur le banc de la sélection.

Toujours accompagné de son impeccable mèche blonde et de sa chemise blanche légèrement entrouverte, il n’est pas passé inaperçu au bord des pelouses de Doha. En créant une nouvelle fois la surprise aux commandes de la formation saoudienne, tombeuse 2 buts à 1 de la prestigieuse Argentine de Lionel Messi dans les premiers jours du Mondial qatari, le technicien français est habitué à exploiter la substantifique moelle des effectifs qu’il a à sa disposition.

Vainqueur de la CAN en 2012 avec la modeste Zambie, il devient le premier entraîneur à soulever le trophée continental avec deux sélections différentes en mettant un terme aux 25 années de disette des Éléphants ivoiriens au terme de l’édition 2015. Des performances qui, en plus de lui valoir le sobriquet de « sorcier blanc », l’auréolent d’un statut qui séduit l’éminence grise du football marocain, obtenant sa signature en février 2016.

« L’arrivée de Renard sur le banc de la sélection est le premier fait d’armes de Lekjaa, insiste Yassine El-Yattioui. On peut vraiment parler de changement de dimension puisqu’il met un terme à 20 ans de vaches maigres en nous qualifiant pour le Mondial 2018, qui plus est en gagnant le match décisif en Côte d’Ivoire. Cette qualification a cassé ce complexe d’infériorité qui s’était installé au fur et à mesure des désillusions et a redonné de la confiance à tout l’environnement du football marocain. »

En ramenant des Lions qui n’avaient plus goûter à la saveur d’un tournoi final de Coupe du Monde depuis l’édition 1998, l’ancien entraîneur sochalien débarque en Russie avec un effectif largement renouvelé. Au milieu de quelques vieux briscards : Mehdi Benatia, l’ancien capitaine emblématique, Sofyan Amrabat, Karim El-Ahmadi et autres Mbark Boussoufa, ce dernier a installé au sein de son ossature une toute nouvelle génération, souvent issue de l’immigration en Europe, dont la présence sous les couleurs du maillot marocain lui est due en grande partie.

Regragui, le « grand-frère » après le « père fouettard »

« Hervé Renard n’a jamais hésité à se rendre en Europe pour essayer de convaincre les jeunes talents émergents dans les championnats européens, développe Yassine El-Yattioui. C’est d’ailleurs à lui que l’on doit le rapatriement d’Achraf Hakimi, alors qu’il n’était que latéral droit de la réserve du Real Madrid. Il avait annoncé avec beaucoup d’assurance qu’on le remercierait plus tard d’avoir ramené au pays l‘un des futurs meilleurs latéraux droits du monde. »

Dans le sillage d’Hakimi ou d’Amin Harit, vainqueur deux ans plus tôt de l’Euro U19 sous le maillot de l’équipe de France en compagnie d’un certain Kylian Mbappé, les pépites binationales rejoignent les unes après les autres les rangs des Lions de l’Atlas : Sofiane Boufal, Hakim Ziyech, Noussair Mazraoui... tous ont été séduits par les ambitions nouvelles d’une sélection en plein essor malgré son élimination dès les phases de poules du Mondial russe.

Une déception relative dans un « groupe de la mort » composé de l’Espagne, du Portugal et de l’Iran qui entraînera tout de même le départ d’Hervé Renard, remplacé par un autre habitué des bancs internationaux : Vahid Halilhodžić, qui avait notamment poussé l’Allemagne jusqu’en prolongations des huitièmes de finale de la Coupe du Monde 2014 aux commandes du voisin algérien.

Mais ses vieilles méthodes et son côté « paternaliste » refroidit rapidement l’ambiance au sein du vestiaire marocain. Les relations avec plusieurs de ses jeunes éléments, dont Ziyech et Mazraoui, se tendent considérablement jusqu’à atteindre un point de non-retour : tant qu’Halilhodžić sera sur le banc, ces derniers ne remettront pas le pied en sélection. Une situation difficilement tenable qui pousse l’état-major marocain à se séparer du Bosnien, et ce en dépit d’un bilan sportif honorable paraphé d’une seconde qualification de rang pour les phases finales d’une Coupe du Monde.

Mais la pauvreté du jeu développé et les divergences de points de vue avec ses dirigeants ont eu raison de « coach Vahid », remercié en août dernier, soit à peine trois mois avant le coup d’envoi du Mondial qatari : « C’était inenvisageable pour une sélection comme le Maroc de se passer de tels joueurs, qui sont quand même des titulaires réguliers au Bayern Munich et à Chelsea. Il n’a pas su adapter son discours et ses méthodes, parfois un peu militaristes, pour gérer un vestiaire aussi jeune. Le côté "père fouettard" ça ne marche plus vraiment avec le football d’aujourd’hui. C’est pourquoi il fallait absolument trouver une solution », détaille le doctorant qui prépare en parallèle ses diplômes d’entraîneur. 

Et cette solution était toute trouvée. Tout juste auréolé d’un doublé historique championnat du Maroc - Ligue des Champions africaine glané aux commandes du Wydad Casablanca, Walid Regragui est apparu comme une «évidence».

« Si on va en finale, je vais au Maroc »

Le peuple marocain s’est amouraché pour son ancien défenseur international, membre de la génération des finalistes de la CAN 2004. Né en France, il a toutefois choisi de faire ses classes d’entraîneurs dans le Botola marocain où il réalise des débuts tonitruants en remportant le championnat dès sa première saison à la tête de la modeste équipe du FUS de Rabat. 

Reconnu unanimement pour ses qualités de meneur d’hommes et de d’entraîneur « pragmatique », Regragui a réconcilié les anciens indésirables avec la sélection, scellant ainsi une « union sacrée » en amont de la compétition. Au sein du vestiaire, l’entraîneur de 47 ans est perçu comme un « grand-frère par des joueurs dont il connaît et comprend les codes », décrit El-Yattioui. 

Et vu la débauche d’énergie et le niveau affichés par les joueurs marocains depuis le début du tournoi, on peut d’ores et déjà affirmer sans prendre trop de risques que ce changement d’entraîneur était une idée de génie. Semblant prêts à laisser leurs dernières forces sur le champ de bataille, ils ont montré à maintes reprises qu’ils pouvaient renverser des montagnes, y compris les plus vertigineuses.

Sortis premiers d’un groupe composé de la Croatie et de la Belgique, les hommes de Regragui commencent à disposer d’un tableau de chasse des plus flatteurs : l’Espagne, championne du monde 2010, et le Portugal, champion d’Europe 2016. Le tout sans qu’aucune équipe ne soit parvenue à lui inscrire le moindre but (puisque le seul encaissé en poules contre le Canada avait été malencontreusement poussé dans ses propres filets par Nayef Aguerd) ce qui en fait de loin la meilleure défense du tournoi. 

Cerise sur le gâteau, sept membres du onze marocain ayant terminé la rencontre contre les Lusitaniens ce samedi sur la pelouse du stade Al-Thumana de Doha sont des purs produits des centres de formation mis en place dans le Royaume. Quoi de mieux pour symboliser la réussite d’un projet aussi ambitieux qui porte déjà ses fruits ?

Mais après avoir outrepassé les deux cols de la péninsule ibérique, les Lions devront s’attaquer à un morceau plus gros encore. Car ces Bleus de Didier Deschamps ont, eux aussi, une belle tête de vainqueurs. Dominés, acculés quitte à parfois paraître dépassés, les tenants du titre s’en sont encore sortis face à une valeureuse équipe d’Angleterre qui confirme, une fois de plus, qu’elle finit toujours par tout gâcher. Loin d’avoir livré sa prestation la plus brillante, l’équipe de France semble, elle aussi, habitée par une force ineffable l’empêchant d’être vaincue. À seulement deux marches de devenir la première nation à conserver son titre mondial depuis le Brésil de 1962, plus rien ne semble pouvoir leur résister. 

Mais ce Mondial des plus atypiques a prouvé à pléthore d’occasions que les rapports de force que l’on peut lire sur le papier n’avaient plus droit de cité sur ses terres. Et Nesryne El-Chad, comme l’ensemble des supporters marocains, en ont bien conscience : « Si on va en finale, je prends mes billets pour aller au Maroc ». Le rendez-vous est déjà pris.

Rarement une « panenka » aura sonné aussi juste. Pourquoi s’embêter à choisir un côté lorsqu’il suffit de lober le gardien d’un petit piqué, plein centre, au moment où personne ne s’y attend ? Achraf Hakimi l’a bien senti, peu importe la pression des 45.000 spectateurs du stade de l’Education City et celle de tout un peuple priant pour regarder son premier quart de finale de...

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