
Dans l’administration foncière, l’éventail des pratiques illégales est très large. Photo d’illustration Bigstock
Les scandales dans les administrations publiques se suivent et se ressemblent. Après l’affaire de corruption au Centre d’enregistrement des véhicules, dont des dizaines d’employés ont été arrêtés le mois dernier, une nouvelle caverne de Ali Baba s’ouvre au grand jour, cette fois dans des cadastres au Mont-Liban. Depuis près de deux semaines, le parquet d’appel du Mont-Liban examine en effet des informations concordantes relatives à de nombreuses malversations perpétrées par des fonctionnaires du service foncier, notamment à Baabda et au Metn, qui auraient amassé des sommes mirobolantes via des pots-de-vin soutirés à des contribuables. L’avocat général auprès de ce parquet Samer Lichaa œuvre, dans ce cadre, à rassembler, avec l’aide de services sécuritaires, les preuves et présomptions qui devraient lui permettre de procéder à des arrestations de fonctionnaires et de courtiers, affirme une source judiciaire contactée par L’Orient-Le Jour.
S’exprimant sur le timing choisi pour recenser de telles infractions en vue de les sanctionner, alors qu’elles sont récurrentes depuis des décennies, la même source déplore que la justice soit toujours critiquée, « tant lorsqu’elle se mobilise que lorsqu’elle n’agit pas ». Ce qui est sûr toutefois, c’est que le déclencheur de ces investigations aujourd’hui est la découverte récente d’« un maillon de chaîne », se contente d’indiquer la source précitée, estimant que l’enquête à ce stade doit rester secrète, en attendant que soient précisément identifiées les personnes impliquées et les crimes dont elles sont suspectées.
Corrupteurs malgré eux
Dans un État défaillant, les citoyens ne peuvent se procurer des documents officiels sans graisser la patte à des fonctionnaires, au détriment des caisses publiques mises à sec. Et dans l’administration foncière, l’éventail des pratiques illégales, qui ont fait perdre à l’État des sommes incalculables au fil des ans, est très large. Une majorité écrasante d’usagers en ont fait un jour ou l’autre expérience. L’Orient-Le Jour a recueilli nombre de témoignages à ce sujet. Leurs auteurs ne veulent pas être identifiés, de crainte d’être sanctionnés tant parce qu’ils sont considérés légalement comme des corrupteurs que parce qu’ils ont eux-mêmes parfois profité matériellement des transactions conclues.
« J’ai acheté en 2018 à 700 000$ un bien-fonds qui a été inscrit à seulement 150 000 $ grâce à un deal avec un employé du registre foncier à qui j’ai remis 3 000$ sous la table », confie un ingénieur. « Les droits d’enregistrement m’ont donc été fortement déduits », indique-t-il.À l’opposé, lorsqu’un acquéreur d’un bien-fonds décide de déclarer sa valeur réelle, il se heurte parfois au refus d’un fonctionnaire. « L’employé n’a pas voulu croire que le prix d’achat du terrain que je venais d’acquérir était véridique, il prétendait qu’il devait être supérieur à ce que je déclarais. J’ai dû débourser 5 000$ pour qu’il accepte de faire la formalité requise », raconte un gérant de société.
Un autre contribuable a été privé de l’obtention d’un document officiel jusqu’à ce qu’il ait décidé de « récompenser » l’employé en charge. « J’ai fait plusieurs allers-retours auprès du cadastre pour obtenir le titre de propriété d’un bien que je venais d’acheter. À chaque fois, on prétextait des problèmes techniques (coupures du courant électrique, pénurie de feuilles ou d’encre, etc. ). Au final, je me suis résigné à payer 500$ au fonctionnaire, qui a fait atterrir sur-le-champ sur son bureau le document en question. »L’inscription et la levée d’une hypothèque sont également l’occasion, pour certains fonctionnaires, de se remplir les poches. En cas de saisie ou de levée de saisie d’un bien-fonds, ils peuvent atermoyer pour inscrire ou ôter cette garantie immobilière décidée par le juge de l’exécution. Étant donné que la lenteur dans le traitement de telles formalités nuit aux usagers, ceux-ci se trouvent contraints de mettre la main à la poche pour les accélérer. Même les documents les plus faciles à obtenir s’avèrent durs à décrocher sans frais supplémentaires. Créé en 2016, un portail électronique permettant de consulter en ligne le registre foncier afin d’en extraire, notamment, un certificat foncier n’a pas limité les fraudes. Un responsable du registre foncier attribue cette faille au fait que le système de signature électronique n’est pas encore établi. « Un certificat peut être obtenu par le moyen numérique, mais il n’a pas de valeur officielle tant qu’il n’a pas été signé par l’administration », indique-t-il à L’OLJ sous couvert d’anonymat. « Aucun décret d’application n’ayant été émis à ce jour pour instaurer la signature électronique que la loi édicte, l’usager doit se rendre au registre foncier pour faire avaliser son document », regrette-t-il.
Une démarche efficace ?
Ce haut fonctionnaire tient à ne pas généraliser l’étiquette de « corrompus » à tous ceux qui travaillent dans l’administration foncière. Il attribue « les faiblesses de certains » à leurs salaires dérisoires et au contexte actuel marqué par « une ruée » de contribuables qui se dépêchent de compléter leurs formalités tant que les tarifs officiels sont encore fixés au taux de 1 500 LL le dollar.
Dubitatif sur l’efficacité de l’action engagée actuellement par la justice, ce responsable administratif rappelle qu’il y a huit ans (décembre 2014), une soixantaine d’employés de la Direction foncière au sein du ministère des Finances avaient été déférés devant le parquet et l’Inspection centrale pour corruption et abus de pouvoir. Aucun prévenu n’a été emprisonné, affirme-t-il.
Il estime en tout état de cause que révoquer un fonctionnaire coupable d’une infraction et le remplacer n’est pas de nature à résorber la gangrène du service public. En l’espèce, le meilleur moyen de combattre la corruption est de « développer le système des formalités foncières », selon lui. Il évoque une proposition de loi prévoyant que les procédures (frais d’enregistrement, titres de propriété, etc.) s’effectuent auprès des notaires plutôt que des cadastres, ce qui éviterait les contacts directs entre les usagers et les fonctionnaires. Ce texte a été élaboré en coopération avec la Direction du ministère français des Finances et proposé durant le mandat de l’ancien chef du gouvernement Hassane Diab (2020-2021), indique le haut fonctionnaire. Il se trouverait actuellement auprès du ministère de la Justice, ajoute-t-il.
commentaires (7)
Il n'y a pas de "mauvais timing" pour combattre la corruption. Malheureusement qui dit enquête ne dit pas procès et encore moins condamnations. Beaucoup de procès se lancent et nous donne de l'espoir mais au final souvent il n'y a pas de condamnations.
K1000
21 h 35, le 06 décembre 2022