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Farouk Mardam-Bey : « Si vous voulez connaître le monde arabe, lisez sa littérature »

Dans l’Hexagone, hormis les îlots de quelques maisons d’édition confidentielles, la littérature et la poésie arabes traduites vers le français ont trouvé pour foyer la collection Sindbad. Pour le cinquantenaire de cette collection unique, Farouk Mardam-Bey qui la dirige depuis ses débuts au sein d’Actes Sud, partage pensées et pépites sur son parcours et ses choix éditoriaux.

Farouk Mardam-Bey : « Si vous voulez connaître le monde arabe, lisez sa littérature »

D.R.

Pierre Bernard fraie le chemin pour la littérature arabe vers le français et fonde pour elle la maison d’édition Sindbad. Farouk Mardam-Bey, votre parcours de vie chemine depuis la Syrie et le monde arabe, vers la France, avec pour phares : la passion pour les livres et les cultures, et les passerelles entre langues. Parlez-nous de votre parcours.

J’étais depuis très longtemps aussi féru de littérature arabe que française. Arrivé en France, j’ai continué dans cette lancée, non pas en écrivant de la poésie, mais en en lisant beaucoup. J’ai travaillé 14 ans comme bibliothécaire à la bibliothèque de l'Institut national des langues et civilisations orientales. J’ai dirigé par la suite la bibliothèque de l'Institut du monde arabe en 1989 (où j’étais conseiller culturel) jusqu'à 1995. J’ai donc toujours été en contact avec les livres. Je connaissais Sindbad car cette maison a été fondée en 1972 par Pierre Bernard et j’ai commencé mon parcours professionnel en France, après mes études en sciences politiques, à la même période. Nous avons avec l’IMA inauguré le premier Salon du livre arabe à Paris au début des années 90. Quand Actes Sud rachète Sindbad en 1995, c’est naturellement qu’on m’a proposé de prendre la direction de cette maison que je dirige depuis.

De quelle manière ces spécificités de votre parcours et l'expérience de l’éloignement ont-elles imprégné votre expérience identitaire ?

Diplômé en droit en Syrie, puis en lettres et en sciences politiques à Paris, je revenais à l’époque régulièrement à Damas et Beyrouth. À partir de 1976, je ne pouvais plus y revenir car j’étais mal vu par le régime syrien du fait de mon désaccord avec l’intervention syrienne au Liban. J’ai vécu alors quelques années en tant qu’étranger ayant une carte de séjour, puis je suis devenu citoyen français en 1982. J’ai vécu longtemps aux frontières entre le monde arabe et la France. Je me sentais appartenir aux deux mondes en même temps, par mon travail, mes propres sentiments et mes désirs. Je traversais cette frontière dans les deux sens dans un continuel aller-retour.

Vous ne vivez donc pas l’éloignement de la Syrie comme un exil ?

Je suis et me sens pleinement syrien et français. Avec le temps, ce n’est pas un exil, mais un attachement très fort que je ressentais pour la Syrie et qui a été ravivé par le soulèvement syrien en 2011, comme pour beaucoup de gens.

Quels sont vos liens avec la poésie ?

Jeune, j’écrivais des poèmes et avant de venir en France, en 1964, j’avais publié une plaquette de poésie - dont j’ai plutôt honte aujourd’hui- : Un morceau de soleil (Kitʻat chams). Toutefois, mon goût pour la poésie classique est resté intact. J’ai toujours tenu à publier de la poésie classique et non seulement contemporaine. Au début des années 60, encore lycéen, j’ai suivi de près la révolution poétique arabe qui était en cours et j’avais constitué une bibliothèque arabe assez impressionnante de ces premières années de révolution poétique.

Quelle place occupe pour vous en matière de politique éditoriale la collection « Poésie » au sein de Sindbad ?

Dès mes débuts à Sindbad, j’ai eu à cœur d’éditer des poètes arabes contemporains. Je voulais combler une lacune : la poésie était souvent éditée par de petites maisons d’édition sur du beau papier pour des ventes limitées et confidentielles. Il n’y avait pas d’éditeurs de renom qui publient de la poésie classique arabe en Europe sauf en Espagne. Mais en France, pour la poésie contemporaine, je ne voyais pas d’édition dans des formats normaux pour grand public. Il y a eu les deux grands ténors : Adonis chez Sindbad et Mahmoud Darwich qui était le poète d’Actes Sud. Pierre Bernard n’était pas arabisant mais il était conseillé par Jacques Berque et André Miquel, et secondé par Abdelwahab Meddeb et Claudine Rouleau. Ainsi, il a accédé à la poésie classique et publié une petite anthologie d’Abu Nuwas, les Muʻallaqât traduites par Berque, et une petite anthologie de Sayyab traduite par Miquel. En arrivant chez Actes Sud, j’ai repris les Muʻallaqât de Berque (même si ce n’était pas ma traduction préférée), Majnûn. Le Fou de Laylâ, et Adonis. Puis j’ai ajouté des anthologies de poésie classique et de la poésie préislamique, ainsi qu’une anthologie de Mutanabbi et de Maʻarri dont je suis fier.

Et concernant la poésie contemporaine ?

Mahmoud Darwich qui était mon ami et qui vivait alors à Paris où il a passé dix ans, a donné à Actes Sud la gestion de ses droits internationaux (hormis en langue arabe), de son vivant et 4 ans après sa mort. On a assumé cette tâche et j’ai tenu à ce que tout ce qu’il a publié depuis Pourquoi as-tu laissé le cheval à sa solitude ? figure dans Sindbad. Nous avons même fait un retour en arrière avec deux anthologies, et publié une bonne dizaine de recueils de Darwich. Les ventes dépassaient de loin les chiffres de vente de poésie en France. Puis je me suis retrouvé devant un choix très difficile, avec beaucoup de propositions qui m’arrivaient. J’ai tenu à publier les ténors de la poésie arabe en prose ou poésie libre. Je pense aux pères fondateurs comme Ounsi el-Hage, Sargon Boulus, Bassam Hajjar, Wadih Saadeh, Abbas Beydoun, Amjad Nasser. Avec cela, nous avons donné à lire aux lecteurs français le principal de la production poétique arabe à partir des années 80.

L'écriture des femmes poètes, notamment contemporaines n’est pas présente chez Sindbad. Le constat semble moins marqué et plus représentatif concernant les romans écrits par des femmes. Pourquoi ?

Nous avons publié une seule poète contemporaine : Iman Mersal, objectivement l’une des meilleurs poètes sans distinction de genre. Il y en a peut-être d’autres, mais je ne les connais pas. Je n’ai jamais voulu faire de la parité artificielle.

Vous lancez une bombe avec ces propos !

J’assume ! Parmi les plus jeunes, il y a plus de noms féminins. Je reviens après chaque salon avec une vingtaine de recueils intéressants. Mais pour moi qui n’ai droit qu’à un seul recueil par an, le choix est très difficile. La publication de la poésie est limitée et a peu de lecteurs malheureusement. Même les libraires sont de moins en moins disposés à exposer de la poésie dans leur vitrine, au détriment des romans. Je voulais à l’occasion du cinquantenaire de Sindbad lancer une opération spéciale « poésie » avec les libraires parisiens. Nous n’avons pas eu assez de répondants et cela n’a pu se faire.

Le Sourire du dormeur de Nouri al-Jarrah paraît à l’occasion du cinquantenaire de Sindbad. Que représente sa poésie pour vous ?

Je connais Nouri depuis longtemps, comme journaliste quand il a lancé le magazine littéraire Al-Katiba (l’écrivaine/l’autrice).

Il a bien réussi à trouver des poètes femmes de langue arabe suffisamment talentueuses pour Al-Katiba !

En effet, il le semble… Nouri al-Jarrah est un poète très abondant : son œuvre poétique intégrale est publiée en arabe en trois gros volumes de 500 pages chacun. J’ai surtout aimé ses derniers recueils où il a pris une dimension plus importante. J’ai été touché par ces recueils marqués par la tragédie syrienne. Al-Jarrah a une voix tout à fait à lui, très différente de celle des autres. Alors que la plupart des poètes contemporains écrivent une poésie du quotidien, il a développé une veine qui n’existe plus : celle d’un mélange entre métaphore mythique et lyrisme épique. Il puise dans les patrimoines spirituels et littéraires arabe et européen, en les situant au présent dans l’espace syrien. J’ai trouvé que c’était original à l’heure actuelle. Il est le seul poète arabe à choisir cette voie.

À l'occasion de ce cinquantenaire de Sindbad, vous écrivez : « (...) Les événements qui se sont succédé ces trois dernières décennies, plaçant presque toujours le monde arabe et l’islam à l’avant-scène de la politique internationale, de même que les débats de société en France à ces propos (…), rendent l’existence de Sindbad plus nécessaire que jamais et lui assignent des tâches inédites. » À quelles tâches faites-vous référence ?

La question des relations entre la France et le monde arabe me préoccupe depuis longtemps et j’ai co-écrit et publié différentes études dans ce domaine. D’un autre point de vue, Sindbad n’est pas dans une bonne position en ce qui concerne les ventes. L’émigration fait peur, l’islam fait peur. Plus généralement, les ventes de la littérature étrangère traduite reculent en France. Les éditeurs constatent un repli sur l’Hexagone dans la lecture des gens. Même la lecture de la littérature américaine a baissé. La réaction éditoriale a été de diminuer la production. Mes propos concernant ces « tâches inédites » sont un clin d’œil au directeur d’Actes Sud. Une manière de signifier que la réticence du public face à la littérature arabe ne devrait pas décourager, mais inciter à aller de l’avant parce que c’est une réponse à la situation actuelle.

La réponse par la littérature est une réponse politique et engagée.

Je n’ai jamais publié de livre dont le contenu me déplaisait. On m’a dit dans ce sens que j’étais un éditeur engagé. Je crois qu’effectuer des choix éditoriaux confère une tribune assez rare en France aujourd’hui. Les livres doivent essayer de parler de ce dont les autres ne parlent pas. Plus particulièrement concernant les sociétés arabes, il ne s’agit pas de vanter la civilisation arabe, mais de dire : « Si vous voulez connaître le monde arabe, lisez d’abord sa littérature. Peut-être que vous le comprendrez mieux qu’en lisant un essai. »

Si vous aviez le choix aujourd'hui, placeriez-vous encore ces éditions sous le signe de Sindbad ? Ou y aurait-il un ou une autre protagoniste de la culture ou de la littérature arabes, susceptible d'évoquer plus intimement l'âme et la vision de cette grande collection ?

Il y a la créatrice de Sindbad, Shéhérazade, une femme. L’équivalence de la littérature et de la vie est un symbole universel. C’est en parlant et racontant qu’elle est restée vivante. Que voulez-vous de mieux ? Mais, Sindbad en tant que voyageur et aventurier, reste un symbole fort.

Pierre Bernard fraie le chemin pour la littérature arabe vers le français et fonde pour elle la maison d’édition Sindbad. Farouk Mardam-Bey, votre parcours de vie chemine depuis la Syrie et le monde arabe, vers la France, avec pour phares : la passion pour les livres et les cultures, et les passerelles entre langues. Parlez-nous de votre parcours.J’étais depuis très longtemps aussi...

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