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Idées - Commentaire

La Coupe du monde, un pari géopolitique gagnant pour Doha ?

La Coupe du monde, un pari géopolitique gagnant pour Doha ?

L’émir du Qatar, cheikh Tamim ben Hamad al-Thani (centre), salue avant de prononcer un discours aux côtés de Abdallah II de Jordanie (g.), du président de la FIFA, Gianni Infantino (2e à d.), et du prince héritier d’Arabie saoudite, Mohammad ben Salman (D), lors de la cérémonie d’ouverture de la Coupe du monde 2022 de football, au stade al-Bayt d’al-Khor, le 20 novembre 2022. Photo Manan Vatsyayana/AFP

Pour les Qatariens, le 18 décembre prochain sera à marquer d’une pierre blanche : le matin, ils se rassembleront pour célébrer la fête nationale du pays ; et, le soir, ils regarderont la finale de la Coupe du monde de la FIFA. Une heureuse coïncidence qui vient couronner une stratégie vieille de deux décennies : faire du football un tremplin de choix pour l’ascension internationale – et la sécurité nationale – de l’émirat.

Mais contrairement à de nombreux autres pays – du golfe Persique à la Russie en passant par l’Asie du Sud-Est – , qui ont simplement vu dans le football un outil efficace de « soft power » ou de stimulation économique, le Qatar y voit aussi une garantie sécuritaire. Après son accession au pouvoir en 1995, Hamad ben Khalifa al-Thani a agi sur différents fronts pour s’assurer que son pays ne subisse le même sort que son voisin koweïtien quelques années plus tôt : être envahi par un voisin menacé. Pour garantir sa sécurité physique, il a inauguré en 1996 la base aérienne d’al-Udeid, qui est aujourd’hui la plus grande base américaine du Moyen-Orient. En ce qui concerne le « soft power », l’émir a lancé al-Jazeera, qui est devenue un formidable outil d’influence dans la région et au-delà. Dans les années qui ont suivi, Doha a investi dans des entreprises mondiales très visibles (Harrods, Miramax Films, Royal Dutch Shell, Porsche...) avec ce calcul : plus le monde parlait du Qatar, moins ses voisins seraient tentés de l’agresser.

Trois étapes

Le sport international est rapidement devenu un outil privilégié de cette stratégie. Le Qatar a acheté le village olympique de Londres en 2012, qui a été transformé en appartements de luxe, et a été le tout premier sponsor de la course hippique Royal Ascot en 2014. Le pays est également devenu un lieu privilégié pour les événements sportifs internationaux, en accueillant une vingtaine depuis le début des années 2000 – dont les Jeux asiatiques de 2006 et les championnats du monde de cyclisme et d’athlétisme de 2016 et 2019.

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Mais ces événements sportifs font pâle figure face à la Coupe du monde 2022, une messe véritablement planétaire suivie par plusieurs milliards de téléspectateurs. Alors que le Qatar a dépensé 220 milliards de dollars pour préparer le tournoi – en construisant de nouveaux stades, hôpitaux, hôtels, aéroports, etc. – la Coupe du monde devrait générer environ 9 milliards de dollars de revenus pour Doha selon certaines estimations. Mais c’est sans compter une autre retombée de taille : la célébrité à l’échelle mondiale.

Depuis que l’émirat s’est vu attribuer les droits d’organisation de la Coupe du monde en 2010, au milieu d’allégations généralisées de corruption, il est en effet parvenu à s’imposer comme un acteur du football mondial grâce à une stratégie élaborée en trois étapes.

D’abord s’associer à de grands clubs prestigieux, soit par le biais de parrainages lucratifs, soit par un contrôle direct. Les supporters sont aujourd’hui habitués à voir le nom du Qatar sur les maillots de leurs clubs nationaux les plus performants, du FC Barcelone (Espagne), au Bayern Munich (Allemagne), en passant par Boca Juniors (Argentine). Mais le joyau de la couronne reste le Paris Saint-Germain (PSG), acquis par le fonds Qatar Sports Investments en 2011 et transformé depuis en poids- ourd européen. L’homme choisi pour diriger le club, Nasser al-Khelaïfi, est un ancien professeur de tennis de l’émir Tamim, qui a succédé à son père Hamad en 2013. Avec ses rôles de premier plan au sein du comité exécutif de l’UEFA et de l’Association européenne des clubs (ECA), « Nasser » est l’un des acteurs les plus puissants du football mondial.

Ensuite, contrôler les droits de diffusion internationaux. Aujourd’hui, des centaines de millions de spectateurs regardent le football sur la chaîne beIN Sports, qui touche 43 pays sur cinq continents avec des chaînes en trois langues (arabe, anglais et français) et est présidée par Khelaïfi lui-même. Comme al-Jazeera, beIN est un puissant outil d’influence régionale pour le Qatar – du moins, c’est ce que pensent ses ennemis.

Enfin, investir massivement à l’échelle locale. L’Aspire Academy, créée en 2004, recrute chaque année 5 000 enfants qataris âgés de onze ans et offre aux plus talentueux des bourses d’études jusqu’à l’âge de dix-huit ans. En donnant la priorité aux joueurs nés au Qatar ainsi qu’aux jeunes non qatariens – généralement des enfants de migrants ayant vécu la majeure partie de leur vie au Qatar –, pour améliorer le mouvement footballistique du pays, l’Aspire Academy a ainsi redéfini ce que signifie être un Qatarien.

Tournant

Mais cette stratégie a t-elle porté ses fruits? Si l’on observe la façon dont le PSG, beIN Sports et l’équipe nationale ont été mêlés à la géopolitique ces dernières années, on peut conclure que oui. Dès les premiers jours du blocus du Qatar par ses voisins, le PSG s’est avéré être un formidable outil de communication, notamment via la signature – pour plus de 450 millions de dollars cumulés – des stars Neymar et Kylian Mbappé, qui a attiré une attention sans précédent sur la puissance financière quasi illimitée d’un pays censé être isolé sur le plan international.

La querelle du Golfe a rapidement débordé sur les droits de diffusion du football. Fin 2017, une chaîne pirate appelée beoutQ, dont les origines ont rapidement été retracées en Arabie saoudite, a commencé à diffuser illicitement le contenu de beIN, causant des dommages considérables à l’image et aux finances du Qatar. Après quelques années de controverse et avec le soutien des grandes ligues de football européennes, le Qatar a eu le dernier mot sur la question. En 2020, l’Organisation mondiale du commerce a jugé que l’Arabie saoudite avait enfreint les règles mondiales en matière de droits de propriété intellectuelle en ne poursuivant pas le diffuseur pirate.

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Et même si la mise en scène actuelle des relations avec l’Arabie saoudite cette semaine – notamment lors des premiers matchs respectifs des deux nations – vise sans doute aussi à faire oublier ce détail, les tensions entre le Qatar et ses voisins se sont aussi traduites sur les terrains. Lors de la demi-finale de la Coupe d’Asie 2019, qui s’est jouée à Abou Dhabi devant une foule totalement hostile (seuls les supporters locaux étant autorisés dans le stade), le Qatar a écrasé les Émirats arabes unis 4-0 avec une équipe presque entièrement formée à l’Aspire Academy, avant de remporter la finale contre le Japon. Un exploit sportif sans précédent qui lui vaudra alors les foudres de son voisin, dont les officiels sécheront alors la remise des prix – tout comme le président des Émirats arabes unis, Mohammad ben Zayed, lors de la cérémonie d’ouverture cette semaine.

De nombreux observateurs ont également affirmé que la Coupe du monde 2022 a joué un rôle dans la fin du blocus du Golfe au début de 2021. Après avoir tenté en vain de priver le Qatar de la compétition, ses voisins auraient ainsi fini par y mettre fin afin de profiter des revenus que le tournoi apporterait à la région. Le calcul initial de Doha – plus le monde parle du Qatar, plus le risque d’une agression est faible – semble donc se vérifier.

Bien sûr, la Coupe du monde a également apporté beaucoup de mauvaise presse, les médias du monde entier rappelant les conditions des travailleurs migrants, l’impact environnemental élevé du tournoi et la protection insuffisante des droits des femmes et des LGBTQ. Mais Doha peut faire fi de toutes les critiques : la plus grande victoire – la célébrité mondiale – a déjà été emportée. Mais si la Coupe du monde est le couronnement de cette stratégie, elle constitue également un tournant pour la politique étrangère qatarie. Une fois le tournoi terminé, Doha devra réfléchir à de nouveaux moyens de promouvoir ses ambitions internationales. Une « stratégie post-FIFA » exigera de l’émir Tamim qu’il donne une nouvelle substance à la position mondiale du pays – qu’il s’agisse d’équilibrer sa position entre la Chine et les États-Unis, de contribuer à remédier aux pénuries d’énergie en Europe ou de devenir un centre régional d’énergie verte.

En attendant, les récentes décisions d’attribuer au Qatar les droits d’organisation de la Coupe d’Asie de football 2023 et des Jeux asiatiques 2030 suggèrent que Doha n’est pas prêt à délaisser la dimension sportive de son « soft power ».

Ce texte est aussi disponible en anglais sur « Diwan », le blog du Malcolm H. Kerr Carnegie MEC.

Par Francesco SICCARDI

Chercheur principal à Carnegie Europe.

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