Fin février, le Liban officiel a condamné l’invasion de l’Ukraine par la Russie et, en octobre, il s’est également opposé à l’annexion russe des régions ukrainiennes occupées. Pourtant, la Russie semble fermer les yeux sur ces revers diplomatiques, renforçant même ses relations avec le Liban, notamment d’un point de vue économique avec le retour en décembre de la compagnie aérienne russe Aeroflot à Beyrouth et son don récent de blé et de carburant au Liban. Comment expliquez-vous ce paradoxe ?
Au début du conflit russo-ukrainien, quand le ministère libanais des Affaires étrangères a condamné l’invasion russe de l’Ukraine, la Russie officielle s’en est étonnée, s’attendant à une position plus neutre de la part du Liban, compte tenu notamment de son aide humanitaire après la terrible explosion du 4 août 2020. En réalité, et en sus d’une pression américaine évidente, le Liban s’est montré solidaire avec l’Ukraine étant donné sa dépendance aux importations céréalières avec ce pays (autour de 80 %) et des conséquences que ce conflit allait avoir, et qui se sont avérées, sur les exportations ukrainiennes et le prix des matières premières.
Néanmoins, qu’il s’agisse des exemples d’Aeroflot ou du don de matières premières au Liban, la Russie cherche à faire son retour sur les scènes économique, politique et diplomatique libanaises en actionnant son soft power, tout simplement car elle considère le Liban comme une extension de sa profondeur géopolitique en Syrie. Pour ce faire, elle a besoin que le Liban soit et reste stable car sa stabilité influence celle de son voisin. Il est donc nécessaire que la Russie ait une présence au Liban qui, si elle ne peut être sous forme militaire comme en Syrie, doit au moins prendre une tournure commerciale. Des discussions sont d’ailleurs en cours en Russie pour renforcer les exportations de matières premières, comme les intrants, au Liban.
Le ministre sortant des Transports et des Travaux publics, Ali Hamiyé, a récemment annoncé avoir discuté des négociations pour les démarcations maritimes entre le Liban, Chypre et la Syrie avec l’ambassadeur russe au Liban, Alexandre Rudakov. Quel rôle compte jouer la Russie dans ce dossier, alors que la société russe Novatek s’est retirée fin août du consortium établi avec le Français Total et l’Italien Eni pour l’exploration et l’extraction d’hydrocarbures offshore lors des pourparlers pour la démarcation de la frontière maritime entre le Liban et Israël, dont l’accord a été signé fin octobre ?
Le retrait de Novatek est sans doute lié à la pression américaine sur ce dossier, (sachant que c’est Washington) qui l’a chapeauté de A à Z et au sujet duquel les Russes ne pouvaient rien faire. Mais si les Américains ont la main au Liban-Sud, ils ne l’ont pas au Liban-Nord. C’est pourquoi la présence russe se manifeste notamment à Tripoli où elle s’est particulièrement investie étant donné la proximité de cette ville avec la Syrie. De surcroît, la Russie y partage son influence avec la Turquie, un pays avec lequel elle peut facilement coopérer compte tenu de leurs intérêts communs au nord du Liban et en Syrie.
Le succès d’un accord maritime entre le Liban, Chypre et la Syrie au sein duquel la Russie pourrait jouer les rôles de médiateur et de facilitateur lui permettrait d’établir un certain équilibre avec les États-Unis, chacun ayant alors remporté une manche à ce niveau et renforcé sa position stratégique en Méditerranée. La signature d’un tel accord boostera la diplomatie russe dans la région et, de manière très concrète, pourrait plus tard amener la Russie à transiter par le port de Tripoli lorsque la reconstruction de la Syrie sera à l’ordre du jour.
Mise au ban d’une grande partie de l’Occident à la suite du déclenchement du conflit en Ukraine, la Russie se tourne vers l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient. À quel point peut-elle influencer ce qui se déroule dans la région et au Liban ?
Si la Russie et l’Iran connaissent un certain niveau de rivalité sur le territoire syrien, il va sans dire que les deux pays entretiennent de bonnes relations sur les autres terrains. Mais il ne s’agit pas de l’unique « amitié » de la Russie dans la région, au contraire, et cela s’est récemment confirmé lorsque la Russie et l’Arabie saoudite se sont mises d’accord en octobre pour réduire la production quotidienne de barils, infligeant par là un camouflet aux États-Unis et aux pays occidentaux, lors d’une réunion des producteurs de pétrole de l’OPEP +.
Un nouvel alignement entre ces deux puissances pourrait également faire des émules au Liban, notamment en ce qui concerne l’élection présidentielle. De fait, si elle n’a pas de candidat favori, la Russie penche jusqu’à présent pour Sleiman Frangié, proche du régime syrien. Celui-ci s’était d’ailleurs rendu à Moscou en avril dernier où il avait rencontré le chef de la diplomatie russe, Sergueï Lavrov. En tout cas, les Russes vont faire de leur mieux pour pousser à l’élection d’un président libanais avec qui ils entretiennent de bonnes relations. Pour ce faire, la Russie pourrait s’allier à l’Arabie saoudite et je pense que les prochaines semaines confirmeront ou non cet alignement.
Ce pauvre Liban le sud aux iraniens, le nord aux russes et le centre à qui?
18 h 18, le 15 novembre 2022