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Culture - Patrimoine artistique

Des décombres de Beyrouth aux plus grands musées, l’incroyable histoire de deux chefs-d’œuvre de Gentileschi

Redécouverts à Beyrouth après la double explosion au port, « Hercule et Omphale » ainsi que « La Madeleine repentante », deux tableaux identifiés comme étant de la signature d’Artemisia Gentileschi, importante peintre italienne baroque du XVIIe, suscitent l’emballement du monde de l’art. En Europe comme aux États-Unis. Récit.

Des décombres de Beyrouth aux plus grands musées, l’incroyable histoire de deux chefs-d’œuvre de Gentileschi

La « Madeleine repentante » attribuée à Artemisia Gentileschi ressortie quasi indemne de sous les décombres de l’explosion du 4 août à Beyrouth. Photo Gregory Buchakjian

C’est une histoire comme il en émerge occasionnellement dans le monde de l’art. Une histoire d’artiste oublié(e) par la postérité qui, par un étrange concours de circonstances que l’on pourrait appeler destin, sort de l’anonymat où il/elle avait été relégué(e) et devient le sujet de toutes les attentions.

« Hercule et Omphale » déchirée par l’explosion... Photo DR

Celle d’Artemisia Gentileschi (née à Rome en 1593, décédée à Naples en 1656) est particulièrement fascinante. Fille du peintre Orazio Gentileschi, disciple du Caravage, elle fut l’une des premières artistes femmes à réaliser de grandes compositions historiques et religieuses. Avec autant de maîtrise – sinon plus – que nombre de ses condisciples masculins. Reconnue et respectée tout au long de sa vie, celle qui fut notamment peintre à la cour des Médicis et à celle du roi Charles Ier d’Angleterre a été presque totalement occultée des récits historiques de l’art après sa mort. Une négligence sans doute due au machisme dominant à l’époque. Et à l’incurie des historiens et des collectionneurs qui iront même jusqu’à attribuer ses œuvres à d’autres artistes parmi ses contemporains. Son nom va ainsi disparaître durant plusieurs siècles, avant de réapparaître furtivement, une première fois, au milieu du XXe siècle, dans une biographie romancée simplement intitulée Artemisia que lui consacrera la critique et historienne de l’art Anna Banti (voir encadré).

Féministe avant l’heure

Ce n’est cependant qu’au cours des années 1970-80 qu’elle sera véritablement redécouverte, notamment par des historiennes de l’art féministes comme Mary Garrard et Linda Nochlin. Ces dernières vont d’autant plus s’intéresser à cette artiste parmi les plus talentueuses de son temps que son histoire personnelle, marquée par un viol à l’âge de 17 ans, aura eu une influence certaine sur sa peinture, lui faisant privilégier les thématiques de femmes puissantes. Elle-même en fut une. Une féministe avant l’heure, qui toute sa vie se battra pour être l’égale de ses condisciples masculins. Une femme en avance sur son XVIIe siècle qui n’hésitera pas à dénoncer son violeur, le peintre Agostino Tassi, dans un « infamant » procès public intenté devant le tribunal papal…

Une « affaire » qui fera d’Artemisia une icône du féminisme, une sorte de pionnière du mouvement #MeToo, et contribuera à un regain d’intérêt pour son œuvre ces dernières années…

Pour mémoire

Un clan des six à la rescousse du palais Sursock-Cochrane

Sauf que l’histoire de cette célèbre artiste baroque italienne ne s’arrête pas là. Elle commencerait, plutôt, pour nous Libanais, dans les gravats du sinistre 4 août 2020 où, à la (dé)faveur de la double explosion au port de Beyrouth, deux de ses peintures vont réapparaître au cœur de l’un des joyaux patrimoniaux de la capitale, le palais Sursock, où elles étaient « anonymement » accrochées depuis cent ans. Deux huiles sur toile. L’une de très grande dimension (192 x 241 cm), inspirée de la mythologie grecque et mettant en scène la relation de domination amoureuse entre Hercule et Omphale, reine de Lydie. Et la seconde, un portrait de plus petite taille de Sainte Marie-Madeleine en repentance (102 x 118 cm). Deux pièces parmi les plus importantes de son corpus d’œuvres qui suscitent l’emballement du monde de l’art. En Europe comme aux États-Unis.

Roderick Sursock Cochrane : « Les deux œuvres réintégreront leur place sur les murs du palais Sursock. » Photo Michel Sayegh

Anonymement accrochées à Beyrouth depuis 100 ans

Acquises en 1920 par Alfred Sursock lors d’un séjour à Naples, juste avant son mariage avec Donna Maria Teresa Serra di Cassano, elles ornaient parmi d’autres toiles les salons de la prestigieuse demeure beyrouthine. « Ces deux tableaux faisaient partie de notre décor depuis toujours. Et comme dans toutes les maisons familiales, on n’y prêtait plus vraiment attention », confie à L’Orient-Le Jour Roderick Sursock Cochrane. « D’autant que ces peintures – que nous savions de grande qualité, certes, comme toutes celles que mon grand-père, grand esthète et mécène, avait acquises – n’étaient pas considérées comme les plus importantes de notre collection. Celle-ci comportait plusieurs œuvres de grands peintres baroques comme Luca Giordano, Andrea Vaccaro et Jusepe Ribera (José de Ribera)… Sans compter un tableau de Guercino (le Guerchin) que ma mère a vendu durant la guerre et qui trône aujourd’hui au Metropolitan Museum of Art », ajoute le petit-fils d’Alfred Sursock et actuel propriétaire du palais.

Gregory Buchakjian : « J’ai profité de la médiatisation de la tragédie de Beyrouth pour attirer l’attention sur la collection du palais Sursock. » Photo Michel Sayegh

Comme une bouteille à la mer…

Au milieu des années 1990 pourtant, Gregory Buchakjian, alors jeune étudiant en histoire de l’art à la Sorbonne, qui avait choisi d’axer son master sur la collection privée du palais Sursock, avait mentionné à Lady Yvonne Sursock Cochrane (fille d’Alfred Sursock et mère de Roderick Sursock Cochrane) la possibilité que ces deux toiles soient attribuées à la fameuse Artemisia Gentileschi. Une hypothèse que Buchakjian avait mis deux ans à développer, à l’issue d’intenses recherches au sein du Centre de documentation et d’archives du musée du Louvre, mais qu’en tant qu’étudiant, il n’avait pas osé porter devant des experts. « Ces deux tableaux avaient dès le départ fortement attiré mon attention. C’était de la très grande peinture. Il s’en dégageait une puissance peu commune », souligne celui qui est aujourd’hui directeur de l’École des arts visuels de l’Académie libanaise des beaux-arts.

Roderick Sursock Cochrane dans le grand salon dévasté où était accrochée « Hercule et Omphale » depuis cent ans. Photo Michel Sayegh

« J’avais donc mentionné Artemisia dans mon mémoire de master. En me basant sur différents indices, comme la similarité des visages féminins dans les deux tableaux, que l’on retrouve dans d’autres œuvres d’Artemisia, mais aussi la richesse des étoffes peintes et certains détails des bijoux. Mais, happé par d’autres recherches, je n’ai pas poursuivi », ajoute le « découvreur » de ces deux toiles, qui ne les reverra à nouveau que 25 ans plus tard, dans les jours qui suivront l’explosion au port.

« Entraîné par mes amis Camille Tarazi et Georges Boustany qui faisaient la tournée des palais dévastés de la ville, je me suis rendu au palais Sursock mû par la curiosité de voir ce qu’il était advenu de sa collection. Et là, je constate l’ampleur des dégâts. De nombreuses œuvres avaient été endommagées, dont la grande pièce Hercule et Omphale. Elle comportait de multiples lacérations, dont une d’un demi-mètre, ainsi que des trous et des incrustations d’éclats de verre. La Marie-Madeleine était beaucoup moins abîmée, mais il m’a fallu faire quasiment des manœuvres acrobatiques pour la sortir de sous les gravats qui la recouvraient sans la détériorer plus amplement », relate Buchakjian. Ce dernier tente alors de profiter de la médiatisation de la tragédie de Beyrouth pour attirer l’attention des institutions internationales sur les dommages subis par le palais Sursock. Une photo prise avec Audrey Azoulay, la directrice générale de l’Unesco accourue au chevet de Beyrouth, devant Hercule et Omphale et postée sur les réseaux sociaux sera un premier déclencheur. Elle provoquera la curiosité de nombreux professionnels du monde de l’art.

« La Madeleine repentante » dans le catalogue de l’exposition italienne. Photo Michel Sayegh

Sollicité par le magazine Appolo qui lui demande de rédiger un article sur la situation à Beyrouth post-4 août, Gregory Buchakjian en profite pour glisser quelques lignes sur l’état du palais Sursock et de sa collection comportant des toiles attribuées à d’importants peintres, dont Artemisa Gentilischi. « Je l’avais fait comme on jette une bouteille à la mer. À peine l’article publié, je reçois un tas d’appels d’experts internationaux, dont Sheila Barker, à la tête du Medici Archive Project, qui me propose d’organiser une conférence en ligne pour défendre ma thèse sur les possibles toiles d’Artemisia. » La conférence Zoom a lieu en avril 2021. Et à partir de là, tout s’enclenche. Une association italienne baptisée Artemisia contacte Roderick Cochrane pour restaurer à sa charge et présenter le tableau de la Marie-Madeleine repentante dans deux expositions qui se sont tenues au cours de 2022 au Palazzo Real de Milan ainsi qu’au Musei di San Domenico de Forlì.

L’une des plus ambitieuses toiles d’Artemisia

Le J. Paul Getty Museum s’intéresse de son côté à Hercule et Omphale. Et en janvier 2022, Ulrich Birkmaier, restaurateur en chef du musée, se déplace en personne à Beyrouth.

La décision de ce dernier est prise : le tableau authentifié va bénéficier de l’expertise des restaurateurs, parmi les meilleurs au monde, du musée américain. « Cette toile est définitivement d’Artemisia. Et c’est l’une de ses plus ambitieuses en termes de taille et de complexité des personnages », déclare pour sa part au New York Times Davide Gasparotto, conservateur principal au département des peintures du Getty Museum, qui a organisé la restauration et le prêt de l’œuvre.

Le chantier de restauration du palais Sursock devrait s’achever, en principe – et avec l’aide de l’Unesco –, en 2025, indique son propriétaire. Photo Michel Sayegh

Une fois les formalités administratives de sortie du pays accomplies, elle est expédiée en août 2022 aux États-Unis, où l’équipe du musée travaille depuis à sa restauration. Les dommages nécessitant de longues et minutieuses réparations, il est prévu que la toile restaurée soit exposée début 2024, durant quelques mois, au musée Getty de Los Angeles, aux côtés d’une autre pièce importante de l’artiste, Lucretia, acquise en 2019 par le musée au prix record de 5,3 millions de dollars. Hercule et Omphale sera ensuite rendue au palais Sursock, dont le complet chantier de restauration devrait s’achever, en principe – et avec l’aide de l’Unesco–, en 2025.

« La Madeleine quant à elle devrait également faire partie dans les prochains mois d’une rétrospective consacrée à Artemisia Gentileschi à Naples, la ville où cette artiste a passé les 15 dernières années de sa vie », signale Roderick Cochrane. Lequel, à partir de là, pourra enfin commencer à concrétiser son rêve de toujours. Celui de faire de sa demeure patrimoniale « un musée privé ouvert aux touristes comme à tous les Libanais ». Gageons que le clou des visites sera alors les deux toiles d’Artemisia, qui auront récupéré leur place centenaire sur les murs de l’un des plus beaux palais de Beyrouth.

Rodrick Cochrane avec Gregory Buchakjian. Photo Michel Sayegh

Commandée par le roi d’Espagne ou un Serra di Cassano ?

Car il est hors de question pour lui de les vendre. D’autant qu’il se pourrait que la toile Hercule et Omphale acquise par son grand-père libanais en 1920 ait été directement commanditée à Artemisia au XVIIe siècle par un aïeul de sa grand-mère napolitaine Donna Maria Teresa Serra di Cassano. « Mon frère Alfred Cochrane avance cette possibilité en se basant sur un document familial », dévoile Roderick Sursock Cochrane. Tout en signalant que selon « les experts du Getty Museum, le grand tableau avait été, originellement, commandité par le roi d’Espagne Felipe IV, en 1630, et qu’il était resté suspendu à l’Alcazar jusqu’en 1690, d’où il avait disparu dans un incendie. La toile en notre possession correspondrait selon eux aux dimensions de la seconde version que Gentileschi avait réalisée sur le même sujet, et qui était apparue dans une maison espagnole plusieurs années plus tard. Sauf qu’il ne faut pas oublier que Naples, d’où sont issus les Serra di Cassano, était alors sous domination espagnole », précise-t-il. Ce qui pourrait alors aller dans le sens de la thèse de son frère ? « Tout cela reste encore très nébuleux pour le moment », avance précautionneusement le propriétaire de la toile. Affaire à suivre donc...

Artemisia et le 4 août : une funeste relation qui remonte à loin

La redécouverte de cette artiste et de ses œuvres est étrangement liée à des circonstances tragiques. Le 4 août 1944, l’armée allemande défaite et opérant sa retraite d’Italie fait miner et exploser plusieurs ponts et quartiers de Florence. La maison d’Anna Banti, grande historienne de l’art, est détruite dans l’une de ces explosions, et avec elle le manuscrit du premier ouvrage qu’elle avait décidé de consacrer à Artemisia Gentileschi. Trois ans plus tard, Banti publiera quand même une biographie romancée sur cette grande peintre de la première époque du baroque. À signaler que cette histoire est rapportée par Gregory Buchakjian dans l’installation que le critique d’art libanais a réalisée dans le cadre de l’exposition collective « Regards croisés » qui se tient à la galerie Tanit jusqu’au 2 janvier 2023.

C’est une histoire comme il en émerge occasionnellement dans le monde de l’art. Une histoire d’artiste oublié(e) par la postérité qui, par un étrange concours de circonstances que l’on pourrait appeler destin, sort de l’anonymat où il/elle avait été relégué(e) et devient le sujet de toutes les attentions. « Hercule et Omphale » déchirée par l’explosion... Photo DRCelle...

commentaires (1)

La richesse des tableaux anciens se trouvait certainement dans ce quartier orthodoxe ou il faisait bon vivre et des tableaux locaux signature SALEEBY , signalons plusieurs portraits des jeunes filles devenus rares aussi

Antoine Sabbagha

16 h 24, le 14 novembre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • La richesse des tableaux anciens se trouvait certainement dans ce quartier orthodoxe ou il faisait bon vivre et des tableaux locaux signature SALEEBY , signalons plusieurs portraits des jeunes filles devenus rares aussi

    Antoine Sabbagha

    16 h 24, le 14 novembre 2022

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