
Le président syrien Bachar el-Assad recevant Michel Aoun, alors chef du Courant patriotique libre, et son gendre Gebran Bassil à Damas. Photo d’archives/AFP
Après l’ivresse de l’« accord historique » avec Tel-Aviv, la gifle de Damas. Le 14 octobre dernier, c’est un Michel Aoun euphorique qui annonçait la fin concluante de longues et dures négociations sur le tracé de la frontière maritime avec l’ennemi israélien. Pour le président, il s’agit d’un rare succès pour son mandat qui touche à sa fin dans quelques jours. Alors pourquoi ne pas tenter d’en réaliser un autre avant de quitter le palais de Baabda ? Dans ce même discours, lors duquel il officialisait la conclusion d’un accord avec Israël, Michel Aoun annonçait que la prochaine étape consistait à négocier le tracé de la frontière maritime avec la Syrie. Quelques jours plus tard, il chargeait le vice-président du Parlement Élias Bou Saab de diriger la délégation – composée du ministre des Affaires étrangères Abdallah Bou Habib, de son collègue des Travaux publics Ali Hamiyé et du patron de la Sûreté générale Abbas Ibrahim – qui aura pour mission de mener ces pourparlers. Cette délégation devait se rendre à Damas aujourd’hui. Mais le régime syrien en a décidé autrement. La visite a été annulée lundi par les autorités syriennes.
« Une missive a été envoyée au palais Bustros indiquant que ce n’est pas le “bon moment” », explique un diplomate libanais, ayant requis l’anonymat. Pourtant Michel Aoun s’était entretenu au téléphone la semaine dernière avec Bachar el-Assad avec lequel il a discuté de la nécessité de remettre le dossier du tracé de la frontière maritime sur la table. Le différend sur ce dossier était apparu l’année dernière quand Damas a signé un contrat avec la compagnie russe Kapital pour l’exploration et l’exploitation du bloc syrien numéro 1, qui déborde sur une partie de la zone économique exclusive du pays du Cèdre. « Le président Assad a salué l’idée, mais il s’est contenté de généralités, sans entrer dans les détails, raconte une source informée de la teneur de l’échange. Le président Aoun a, quant à lui, insisté sur l’importance de rectifier le cours des relations entre les deux pays à tous les niveaux. »
Pourquoi Damas a-t-il alors infligé ce camouflet au président libanais ? Hier, lors d’une visite officielle d’adieu à Baabda, l’ambassadeur de Syrie au Liban, Ali Abdel Karim Ali, a fait état d’un « quiproquo autour de la visite, qui n’a pas été annulée mais reportée à une date qui sera fixée ultérieurement, en raison d’engagements préalables du côté de Damas ». « Le principal problème est qu’aucun membre de la délégation libanaise n’a contacté les autorités syriennes pour organiser cette visite et que le Liban a choisi seul de fixer une date sans coordination et en toute précipitation, à quelques jours de la fin du sexennat », indique à L’OLJ un responsable libanais proche de la Syrie. Mais les véritables raisons de ce report sont tout autres, complexes et imbriquées.
Pas de cadeau
Le régime Assad en veut à l’État libanais pour plusieurs raisons. À commencer par le fait que Beyrouth n’a pris aucune mesure pour normaliser ses relations avec un régime qui s’est maintenu malgré onze ans de conflit, mais a été mis au ban de la communauté internationale : le Premier ministre libanais n’a jamais contacté les responsables syriens, notamment son homologue ; le nouvel ambassadeur du Liban en Syrie n’a toujours pas été nommé alors que le mandat du diplomate Saad Zakhya est arrivé à terme il y a un an ; le président Michel Aoun n’a jamais effectué une visite officielle en Syrie. Et, cerise sur le gâteau, le chef du Courant patriotique libre, Gebran Bassil, qui envisageait de se rendre à Damas en 2018, a demandé que ce déplacement ne soit pas public, ce qui a provoqué le courroux des Syriens qui ont finalement annulé la visite.
Il y a aussi – et surtout – la question du timing. La Syrie ne fera aucun cadeau, gratuit qui plus est, à un président dont le mandat touche à sa fin. Avant d’envisager de résoudre le litige frontalier avec le pays du Cèdre, elle exigera une unanimité libanaise sur la reprise des négociations et non une décision unilatérale d’un président sortant. « Toutes ces considérations pourraient être liées à une tentative syrienne de revenir sur la scène libanaise, et il est préférable pour Damas que cette coordination se fasse avec un nouveau président qui soit en bons termes avec le régime Assad », estime une source politique libanaise opposée à la Syrie. La solide alliance de Michel Aoun avec le Hezbollah ne lui suffit donc pas pour s’offrir un nouvel « exploit ». Certes, la formation chiite peut avoir une certaine influence sur le régime syrien, mais celui-ci a ses propres calculs au Liban. D’ailleurs, la position du parti de Hassan Nasrallah quant à la reprise des négociations frontalières n’est pas claire. Et pourtant il a de quoi se réjouir, lui qui œuvre depuis longtemps à une normalisation officielle des relations avec Damas. « Le Hezbollah ne veut apparemment pas aider Michel Aoun et Gebran Bassil dans ce dossier pour des raisons internes. Surtout que le chef du CPL refuse jusqu’ici de soutenir la candidature de Sleiman Frangié, le favori du parti chiite, à la magistrature suprême. Sans parler de son refus de faciliter le processus de formation du gouvernement de Nagib Mikati », estime une source politique proche du parti chiite.
Le rôle de la Russie n’est pas non plus à occulter. Il y a deux ans, ce pays s’était dit prêt à jouer le rôle de médiateur entre le Liban et la Syrie dans le tracé des frontières. Sauf que ces derniers temps, Beyrouth s’est rapproché des Américains – salués pour leurs efforts de médiation entre le Liban et Israël – aux dépens des Russes. Il y a quelques jours, le Liban a voté en faveur d’une résolution à l’Assemblée générale de l’ONU, condamnant l’annexion par la Russie de quatre régions séparatistes de l’est de l’Ukraine. Et il avait déjà provoqué la Russie en mars, en soutenant une résolution isolant Moscou et condamnant l’agression de l’Ukraine. Et Damas ne ferait rien qui pourrait déplaire à son parrain russe.
Après l’ivresse de l’« accord historique » avec Tel-Aviv, la gifle de Damas. Le 14 octobre dernier, c’est un Michel Aoun euphorique qui annonçait la fin concluante de longues et dures négociations sur le tracé de la frontière maritime avec l’ennemi israélien. Pour le président, il s’agit d’un rare succès pour son mandat qui touche à sa fin dans quelques jours....
commentaires (15)
Sans changement radical du regime en Syrie, le Liban n'a aucun levier pour obtenir ses droits sur la frontière maritime avec la Syrie; c'est la loi du plus fort qui predomine.
Kettaneh Tarek
12 h 30, le 28 octobre 2022