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Sport - Éclairage

La révolte s’invite sur les terrains de sport iraniens

Après plus d’un mois de manifestations contre le régime, le monde du sport iranien est pris entre deux feux. Entre injonctions au silence radio et demandes de prise de position émises par une large partie de l’opinion, les pressions exercées sur les sportifs et les sportives perses ne cessent de s’intensifier. Comme en témoigne le récent rapatriement sous escorte de la championne d’escalade Elnaz Rekabi, apparue dévoilée lors des Jeux asiatiques de Séoul.

La révolte s’invite sur les terrains de sport iraniens

La grimpeuse iranienne Elnaz Rekabi escaladant son parcours lors des championnats asiatiques d’escalade organisés par l’IFSC à Séoul, en Corée du Sud, le 16 octobre. Rhea Kang/AFP

Il est environ 16h30 à Maria Enzersdorf le mardi 27 septembre lorsque retentissent les premières notes de l’hymne iranien. S’il paraît déjà incongru qu’une petite ville autrichienne de 8 000 âmes accueille une rencontre amicale entre le Sénégal et l’Iran, l’étonnement franchit un palier supplémentaire lorsque la caméra défile devant les joueurs perses. Tête basse ou regard dans le vide, ils n’ont visiblement pas le cœur à entonner à pleins poumons cet air aux allures de cantique. On perçoit bien quelques murmures du bout des lèvres, mais ils sont aussi sobres que le noir des doudounes qu’ils portent sur leurs épaules.

Si certains médias iraniens justifient le port d’un tel attirail par le « froid » qui régnait ce jour-là sur la pelouse de la Motion Invest Arena, aux gradins tristement dégarnis, il semble que d’autres raisons, non moins glaçantes, gouvernent le choix de Mehdi Taremi et ses coéquipiers de couvrir leurs maillots blancs ce soir-là. Car bien que le mercure soit descendu aux alentours de 15 degrés dans l’est de l’Autriche depuis l’équinoxe d’automne, leurs homologues sénégalais n’ont, eux, nullement eu recours à de telles précautions.

Fonds noirs et soutiens numériques

Si cela ne fut jamais confirmé par les intéressés (eux qui déclinent toute demande d’interview auprès des médias étrangers), leur geste fut perçu comme un hommage symbolique à Mahsa Amini, la jeune Kurde iranienne arrêtée par la police des mœurs à cause du port « inapproprié » de son hijab et morte le 16 septembre pendant sa garde à vue.

Conscients des risques qu’ils prennent, les membres de la Team Melli (surnom donné à la sélection iranienne) refusent de s’adresser aux médias étrangers. Démarche qui, dans le contexte actuel, serait l’équivalent d’un « acte contre la sécurité nationale » de l’avis des autorités. Réduits au silence en raison de l’interdiction formelle d’utiliser les réseaux sociaux durant les stages de l’équipe nationale, certains joueurs iraniens sont également sommés de prendre position par des Iraniens venus à l’extérieur du stade ce soir-là pour les interpeller et leur demander de « dire quelque chose ».


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« Les gens ne comprenaient pas pourquoi les joueurs ne réagissaient pas à ce qu’il faut appeler une “révolution” en marche dans les rues du pays, résume Solmaz Sharif, journaliste également fondatrice du centre culturel perse de New York. Même s’ils n’avaient pas le droit de le faire, nous ne sommes pas dans un contexte normal. Les manifestants enfreignent la loi tous les jours depuis le début des manifestations, donc ce n’est pas une excuse. Tout ce que les gens demandent, c’est une prise de position claire : avec qui êtes-vous ? Avec nous ou avec eux ? »

Malgré la pression sur leurs épaules, certains footballeurs iraniens se sont finalement résolus à afficher leur soutien au mouvement de révolte initié il y a plus d’un mois. Depuis la fin de ce rassemblement, une large partie d’entre eux ont dans un premier temps ôté leurs photos de profil sur leurs réseaux sociaux pour les remplacer par un fond noir. Ce à quoi Mehdi Taremi et Sardar Azmoun, les deux principales stars de l’équipe actuelle, ont joint des messages explicitement en faveur de la protestation et à charge contre les autorités : « À cause des règles de la sélection, nous ne pouvions rien dire jusqu’à la fin du rassemblement, écrivait Azmoun, joueur au Bayer Leverkusen, sur son compte Instagram. Être expulsé de l’équipe nationale, c’est un petit prix à payer pour une seule mèche de cheveu d’une femme iranienne. Honte à vous de tuer si facilement le peuple d’Iran. Vive les femmes iraniennes », clamait celui qui n’avait d’ailleurs pas célébré son but inscrit lors du match nul contre le Sénégal (1-1).

Un message sans équivoque qui a été « très bien reçu » par la contestation iranienne : « Les gens ont été agréablement surpris par ce qu’Azmoun a publié, ajoute Solmaz Sharif. Des médias ont d’ailleurs révélé que d’autres joueurs étaient très remontés contre lui, surtout parce qu’il prenait le risque d’être exclu de la sélection. »

Engagements de longue date

Outre Sardar Azmoun, d’autres ex-internationaux iraniens sont devenus coutumiers des prises de parole hostiles à la République des mollahs, et ce malgré le risque de représailles. Ancien recordman du nombre de buts marqués en sélection nationale, Ali Daei s’était fait confisquer son passeport pour ses propos enjoignant aux autorités de « régler les problèmes du peuple iranien plutôt que de recourir à la répression, à la violence et aux arrestations ».

Encore plus véhément dans sa dénonciation des crimes commis par le régime, Ali Karimi, ex-milieu de terrain du Bayern Munich, a récemment appris que sa propriété en Iran avait été saccagée et confisquée avant qu’un mandat d’arrêt soit publié à son encontre pour « appels à l’émeute ». Résidant aux Émirats arabes unis, cette « icône » du football iranien, surnommée le « Maradona asiatique », s’était déjà illustrée pour sa sensibilité politique à l’occasion d’un match de qualification pour la Coupe du monde 2010 en Corée du Sud.

En compagnie de six de ses coéquipiers, dont Mehdi Mahdavikia, le capitaine de l’époque, Karimi avait bandé ses poignets d’un ruban vert en guise de soutien au « Mouvement vert », autre vague historique de manifestations qu’avait provoquée la réélection controversée du conservateur Mahmoud Ahmadinejad lors de l’élection présidentielle de 2009. À cause de ces bracelets improvisés, la fédération avait annoncé le « bannissement à vie » des sept joueurs, avant d’en réintégrer quelques-uns quelques années plus tard.

« Les messages que publient Ali Karimi font très grand bruit en Iran, explique Farhad Rezaei, docteur en philosophie et professeur à l’Université de York au Canada. Karimi, Azmoun et Taremi sont maintenant considérés comme de véritables héros par de nombreux Iraniens en raison de leur soutien aux manifestations. Tandis que les autres, ceux qui sont restés silencieux, sont étiquetés par de nombreux Iraniens sur les médias sociaux comme des “athlètes de la République islamique” », ajoute-t-il.

Sportifs et mollahs : « Je t’aime, moi non plus »

Parmi ses nombreux tweets, Ali Karimi s’était également indigné de l’interpellation récente d’autres anciens internationaux, comme Hossein Manahi ou Kaveh Rezaei, joueur du club iranien du Traktor SC. Arrêtés début octobre par les gardiens de la révolution pour des propos critiques à leur encontre, ils avaient finalement été relâchés quelques jours plus tard. Preuve que les personnalités publiques bénéficient parfois d’une indulgence tacite de la part du régime qui, malgré leur insubordination, ne peut pas toujours se permettre de leur porter atteinte sans retenue.

« En faisant du mal à Karimi ou à d’autres figures aussi populaires en Iran, la République islamique prendrait le risque d’aggraver la situation », estime Farhad Rezaei à propos de la relation ambiguë qu’entretient le régime avec les sportifs les plus appréciés.

Si leurs performances peuvent être un moyen de faire rayonner leur soft power à l’international, les grand-messes sportives restent des moments dont se sont toujours méfiés les dirigeants iraniens les plus conservateurs. Souvent propices à de grands rassemblements populaires, elles peuvent donner lieu à l’émergence de revendications dont ils ne peuvent maîtriser la teneur.

À l’occasion du fameux « match de la paix », joueurs iraniens et américains s’étaient introduits sur la pelouse du stade de Gerland à Lyon, bouquets de fleurs à la main, avant de poser côte à côte et de disputer un match de poules lors de la Coupe du monde 1998. La victoire (2-1) des Perses avait provoqué des scènes de liesse, au cours desquelles de nombreuses femmes avaient déjà profité pour ôter leur voile : « Encore plus qu’ailleurs, l’équipe nationale a toujours eu une forte propension à fédérer le peuple iranien », observe Kévin Veyssière, fondateur du FC Geopolitics, un site internet qui raconte la place du ballon rond sur le grand échiquier géopolitique. Dans son dernier ouvrage intitulé 22 histoires insolites sur la Coupe du monde, il analyse le football comme un objet de pouvoir dont se servent les dirigeants du monde entier à des fins personnelles, en particulier les régimes autoritaires.

« Le pouvoir religieux, l’ayatollah Ali Khamenei en tête, avait essayé d’instrumentaliser la rencontre dans le cadre de sa lutte idéologique face aux États-Unis, raconte-t-il. Mais ce match a au contraire été plutôt l’occasion d’un rapprochement entre les deux pays souhaité par le gouvernement réformiste de l’époque, mené par le président Mohammad Khatami. »

Les joueurs de la sélection iranienne vêtus de doudounes noires avant leur match amical contre le Sénégal disputé en Autriche le 27 septembre, un geste interprété comme un soutien à l’opposition. Johannes Friedl/Gepa/Panoramic

Un autre boycott ?

Présente dans les rues de Téhéran pour célébrer le succès de la Team Melli « jusqu’au petit matin », Solmaz Sharif se souvient de la « fierté » qu’elle avait ressentie cette nuit-là et de « l’attachement » qu’elle et ses compatriotes accordaient à leurs nouveaux héros. Mais ce lien qui lie la sélection et ses supporters semble de plus en plus distendu à l’aune du Mondial qatari (20 novembre-18 décembre).

Un nombre croissant de fans de football iraniens déclarent ne plus se sentir « représentés » par des sportifs qui n’ont pas le courage ou l’envie de prendre les mêmes risques qu’eux. « Beaucoup de supporters commencent déjà à prendre leurs distances avec la sélection et parlent notamment de ne pas regarder les matchs au Qatar », précise Solmaz Sharif, qui a également fondé Shirzana, un magazine publié dans les années 2000 en Iran exclusivement dédié au sport féminin.

Considérées comme des « citoyennes de seconde zone », les femmes iraniennes ont longtemps été exclues des arènes sportives, que ce soit sur le terrain ou en tribunes. Désormais tolérées dans certaines disciplines ces dernières années, elles sont toutefois contraintes au respect d’un code vestimentaire très strict qui comprend évidemment le port obligatoire du voile.

Devenu l’un des symboles de la République islamique, le hijab cristallise les crispations d’une population iranienne également en proie à une crise économique sans précédent, dont l’inflation mondiale et les blocus internationaux sont en grande partie responsables. Mais bien qu’il ne soit pas l’unique motif de cette révolte que de plus en plus d’Iraniens appellent une « révolution », le port du voile s’est une nouvelle fois retrouvé au centre de toutes les préoccupations lors des championnats asiatiques d’escalade qui se disputaient la semaine dernière en Corée du Sud.

L’attaquant de la sélection iranienne Sardar Azmoun portant une parka noire lors du match amical disputé contre le Sénégal (1-1) le 27 septembre dernier en Autriche. J. Sukup/AFP

Les sportives font de la résistance

À l’heure où les Iraniennes brûlent leurs foulards et coupent leurs mèches, la grimpeuse Elnaz Rekabi s’est présentée à deux reprises sur le parcours cheveux au vent, coiffée d’un simple bandana. Immédiatement interprété comme un geste de solidarité envers les manifestantes, ce geste n’a pas manqué de provoquer une cascade de réactions. Dont celle des autorités de la République islamique qui, après l’avoir rapatriée sans tarder, l’ont visiblement contrainte à des excuses télévisées à sa sortie de l’aéroport Imam Khomeyni de Téhéran.

Vêtue d’un blouson à capuche noir et d’une casquette de baseball et accueillie comme une « héroïne » par d’innombrables personnes venues lui témoigner leur soutien, Elnaz Rekabi a été rejointe dans le terminal par ses proches avant de s’adonner à une séance de confessions forcées : « En raison du climat qui régnait pendant les finales de la compétition et du fait que j’ai été appelée à prendre le départ quand je ne m’y attendais pas, je me suis retrouvée emmêlée dans mon équipement technique », a déclaré la grimpeuse devant les caméras des médias nationaux. « À cause de cela, je n’ai pas fait attention au foulard que j’aurais dû porter », a-t-elle raconté avant de présenter ses « excuses au peuple iranien pour les tensions créées » et de préciser qu’elle se trouve en « parfaite santé ».

Peu convaincue par ce genre de simulacre, l’actrice britannique d’origine iranienne Nazanin Boniadi, ambassadrice pour Amnesty International au Royaume-Uni, a estimé que la sportive avait été « forcée de faire cette déclaration par les autorités, coutumières des confessions forcées à la télévision ». « On peut voir la peur dans ses yeux. Elle ne fait que répéter ce qu’on lui a dit », a écrit sur son compte Twitter le journaliste iranien en exil Maziar Bahari. L’ONG Center for Human Rights in Iran a souligné que la jeune femme était de retour « au risque d’une arrestation arbitraire, de torture et d’autres mauvais traitements » et a exprimé ses « inquiétudes » en ce qui concerne sa sécurité.

Toujours prompt à museler et intimider celles et ceux qui le contestent, le régime iranien semble cependant de moins en moins capable de réduire ses athlètes au silence, surtout féminines. Avant Rekabi, d’autres sportives de renom avaient déjà clamé haut et fort leur désapprobation en claquant la porte de leurs sélections respectives. Que ce soit Mitra Hejazipour, grand maître d’échecs et championne d’Asie, radiée de l’équipe nationale iranienne après avoir participé sans voile aux championnats du monde de Moscou en 2020, ou Kimia Alizadeh, médaillée de bronze en taekwondo aux Jeux olympiques de Rio en 2016, rejetant son rôle de « faire-valoir » d’un système « corrompu, hypocrite et humiliant » pour les femmes, les championnes perses ne paraissent plus enclines à supporter l’ingérence du pouvoir religieux dans leur carrière, quitte à mettre celle-ci entre parenthèses.

S’ils ne sont pas politiciennes ou politiciens, Sardar Azmoun, Ali Karimi ou Elnaz Rekabi et les autres montrent qu’ils ne sont pas non plus que des sportives et sportifs. Mais aussi et surtout des citoyennes et des citoyens munis d’une conscience que le poids du maillot de leurs équipes nationales ne peuvent plus écraser.

Il est environ 16h30 à Maria Enzersdorf le mardi 27 septembre lorsque retentissent les premières notes de l’hymne iranien. S’il paraît déjà incongru qu’une petite ville autrichienne de 8 000 âmes accueille une rencontre amicale entre le Sénégal et l’Iran, l’étonnement franchit un palier supplémentaire lorsque la caméra défile devant les joueurs perses. Tête basse ou...

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