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Moyen-Orient - COMMENTAIRE

Cisjordanie, une guerre qui ne dit pas son nom

Au cours des huit derniers mois, les faits décrits par la presse internationale comme une nouvelle « vague de violence » dans le territoire occupé se sont traduits par la mort d’une centaine de Palestiniens et des arrestations par milliers depuis le début de l’année.

Cisjordanie, une guerre qui ne dit pas son nom

Des soldats israéliens patrouillent à l’aube dans une rue de Salem, un village à l’est de Naplouse, dans le nord de la Cisjordanie, lors d’une opération d’arrestation de Palestiniens recherchés, le 30 mai 2016. Jaafar Ashtiyeh/AFP

La guerre a changé de visage. Les professionnels et chercheurs en relations internationales ont depuis plusieurs décennies établi cette donnée simple de la géopolitique moderne. À partir des années 90, cette dernière ne se caractérise plus exclusivement par l’affrontement entre deux armées régulières. Elle adopte désormais des formes nouvelles qui impliquent de remettre à plat nos catégories de pensée. « La guerre entre États-nations et la guerre civile ont leur propre logique... La violence du XXIe siècle ne correspond pas au moule du XXe siècle... » postule la Banque mondiale en 2011.

Les guerres d’Afghanistan et d’Irak constituent l’archétype de ces « guerres nouvelles » qui se caractérisent par un niveau d’intensité diffus et une forte asymétrie entre les acteurs. D’un côté, une armée suréquipée disposant d’un arsenal à la pointe de la technologie permettant de réduire le coût humain de guerres impopulaires auprès de l’opinion publique interne. De l’autre, des groupes armés non étatiques, de type milices, forces rebelles ou mouvements sécessionnistes, souvent moins équipés, livrent un combat autrement plus coûteux en vies humaines.

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Pour qui suit de près ou de loin l’évolution régionale, notamment celle des territoires palestiniens, ce tableau dégage une étrange impression de familiarité. Chaque jour ou presque, les nouvelles en provenance de Cisjordanie rappellent le potentiel explosif d’une région surmilitarisée. Les événements qui en font l’actualité – assassinats, attaques armées, guérilla urbaine et raids en série – ne sauraient être réduits à ces guerres d’un genre nouveau, qualifiées d’« hybrides » ou de « postmodernes ». La rive gauche du Jourdain appartient à une histoire longue – celle de la dépossession systématique des Palestiniens depuis l’éclosion du mouvement sioniste à la fin du XIXe siècle, jusqu’aux expulsions, démolitions et réappropriations en cours aujourd’hui à Jérusalem, dans le Néguev et dans les colonies.

Mais l’histoire récente de ce territoire – occupé depuis la conquête de 1967 – reflète aussi les transformations du contexte mondial dans lequel il évolue. Depuis le déclenchement de la première intifada (1987), une logique de guerre à bas bruit s’est installée dans ce bout de terre au statut spécial. Entre décembre 1987 et septembre 2000, près de 1 500 Palestiniens ont été tués par les forces de sécurité ou des civils israéliens, selon l’organisation B’tselem. Ni assiégée ni annexée, la Cisjordanie est plongée dans un statu quo sans fin, soumise à la loi martiale. Supériorité technologique écrasante de l’armée israélienne, milices armées, conflit de basse intensité s’inscrivant dans la durée, économie de guerre… sur le papier, tous les ingrédients sont réunis pour constituer cette « zone grise » dont parlent les universitaires.

Depuis le printemps, un regain de violence inédit depuis les années 2015-2016 y est en cours. La série d’attentats perpétrée par des Palestiniens ayant frappé plusieurs localités israéliennes en mars dernier a provoqué une vaste « contre-offensive » israélienne ayant coûté la vie à plus de 100 Palestiniens depuis le début de l’année. Dans les villes de Jénine ou de Naplouse, la situation s’apparente à un état de siège quasi permanent. « L’armée mène une opération importante qui pourrait durer encore longtemps », indiquait début octobre le contrôleur de l’État israélien, Matanyahu Englman. Les forces vives du pays sont toutes entières mobilisées dans cette bataille – au point que la logistique et les chaînes d’approvisionnement israéliennes pourraient ne pas être en mesure de suivre le rythme des opérations militaires.

En surface pourtant, rien, ou presque, ne filtre. Les médias font certes écho à ce « théâtre des violences », parlent d’une « hausse des tensions » et craignent une « escalade ». Mais les « événements » de Cisjordanie ne font plus les gros titres de l’actualité internationale. Ils s’accumulent, jour après jour, en bas des pages comme autant d’incidents isolés dont l’ensemble n’aurait pas la lisibilité, ou l’envergure, d’une « guerre ».

« Neutraliser des suspects »

La recherche a acté qu’une « révolution des affaires militaires » était en cours. Mais entre la science des livres et la réalité des humains, il y a parfois un monde. Ce monde est peuplé de mots auxquels nous ne prêtons plus attention. Des réflexes de langage qui trahissent des représentations intimes, solidement enracinées. « Tensions », « heurts », « opérations ». Ici un euphémisme, là une périphrase. La réalité est édulcorée. Le langage est aseptisé. Les canons d’hier ont fait place aux « frappes chirurgicales » rêvant de « neutraliser des suspects ». Pour nommer les faits, nous multiplions les pirouettes. Elles doivent nous faire oublier l’imaginaire encombrant de la guerre. La guerre sera juste ou ne sera pas. Celle d’Ukraine en revanche en est bien une : deux armées, un envahisseur, voilà un schéma qui ne bouscule pas nos représentations mentales. Les « vraies guerres » n’ont pas disparu. Elles se font simplement plus rares, nous disent les experts. « La violence et les conflits n’ont pas été bannis... Mais, dans la mesure où nous sommes parvenus à réduire les guerres interétatiques, les formes de violence restantes ne se classent pas dans la catégorie de “guerre” ou de “paix” », explique la Banque mondiale.

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Dans le même temps, tout ce qui est de nature conflictuelle est élevé au rang de « guerre » – « des sexes », des « générations », « des gangs ». Mais aussi « guerre contre le coronavirus » ou « guerre contre le terrorisme » : dès qu’il s’agit de déployer un état d’urgence, l’effort de « guerre » est convié au nom de l’exceptionnalisme. D’un côté, on rationne. De l’autre, on gave. Dans les deux cas, la « guerre » est devenue un outil à disposition du politique. Le mot n’a plus vocation à rendre compte d’une réalité. Mais à convoquer – ou dérober – un imaginaire.

La région coincée entre la Méditerranée à l’ouest, la mer Morte à l’est, la mer Rouge au sud et le Liban offre une illustration de cette bataille pour les mots. Là-bas, les Arabes de Palestine et les prétendants juifs à la « terre d’Israël » se disputent le nom des choses. Nakba, indépendance, terrorisme, résistance, opération, occupation, contre-offensive…. Mis bout à bout, ils échafaudent un récit.

Mais dans ces 27 000 kilomètres carrés rythmant l’actualité internationale depuis plus d’un siècle, les acteurs n’évoluent pas sur un pied d’égalité.

Ni sur le plan de la force physique ni sur le plan de la parole. Les Israéliens, qui ont longtemps dominé le récit médiatique, ont su imposer des éléments de langage devenus structurants dans notre manière de penser les faits. Guerre d’indépendance (1948), guerre des Six-Jours (1967), guerre du Kippour (1973), guerre du Liban (1982) : les seules « guerres » ayant leur place dans la grande histoire impliquent des États de la région.

À Gaza, les séquences de bombardement s’additionnent, les unes après les autres, comme autant de petites guerres éphémères. En Cisjordanie, les grandes poussées de fièvre – 2021, 2000, 1987, 1969, 1929 – sont reléguées au rang de « révoltes ». Ce qu’il se passe entre-temps, le maintien d’une infrastructure d’occupation, les raids, les morts, n’appartiennent pas à la paix. Ils n’appartiennent pas non plus à la guerre. Dans ce territoire occupé, la violence n’a ni date de début ni de fin. Elle n’a pas non plus de nom.

La guerre a changé de visage. Les professionnels et chercheurs en relations internationales ont depuis plusieurs décennies établi cette donnée simple de la géopolitique moderne. À partir des années 90, cette dernière ne se caractérise plus exclusivement par l’affrontement entre deux armées régulières. Elle adopte désormais des formes nouvelles qui impliquent de remettre à plat nos...

commentaires (5)

J'espère bien lire mes propos sortant des sentiers battus de vos colonnes quand il s'agit de prendre la défense du peuple Juif et dans une moindre mesure d'Israël.

Lillie Beth

14 h 25, le 24 novembre 2022

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Commentaires (5)

  • J'espère bien lire mes propos sortant des sentiers battus de vos colonnes quand il s'agit de prendre la défense du peuple Juif et dans une moindre mesure d'Israël.

    Lillie Beth

    14 h 25, le 24 novembre 2022

  • Pour ce qui est de la domination Israélienne de "récit médiatique"... sourd est celui qui n'entend l'étourdissant chaos autour de la Question Palestinienne, cette compassion sélective du Monde Arabe et aussi Occidental, qui éclipse des souffrances autrement plus destructives dont le Monde Arabe, en premier, détourne le regard. On préfère alimenter le bien lucratif et toxique "récit médiatique" celui qui en même temps entretient et ravive ces redoutables archaïsmes antisémites. Le peuple Palestinien est principalement otage de la triple organisation terroriste de leurs cadres rémunérés par toutes sortes de fonds dont ceux des Occidentaux qui contribuent ainsi aux programmes éducatifs haineux. Jamais le peuple Juif, non plus Israël, ont appelé leurs jeunes générations à tuer les mécréants au nom de La Question Juive.... alors que l'histoire de ce peuple , depuis des siècles est autrement plus douloureuse que celle du très récent peuple Palestinien dont ce servent de bien opportunistes terroristes. Donc pour ce qui est de la "domination Israélienne du récit médiatique".... il est urgent de revoir votre copie**

    Lillie Beth

    14 h 22, le 24 novembre 2022

  • Très bel article. À developper bien sûr. Interessante la partie des schemas mentaux, le language. À explorer.

    Massabki Alice

    08 h 52, le 15 octobre 2022

  • Un point très pertinent, un article de grande distinguetion, qui mérite une publication globale. Merci.

    Raed Habib

    16 h 56, le 14 octobre 2022

  • Si c'était uniquement des mots cela pourrait aller mais ce sont des vies, de L'Histoire, un mur de haine inscrit dans la durée jusqu'au jour où un nouvel ordre arrive et bousculera tout ....

    Tawil aelta

    12 h 57, le 14 octobre 2022

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