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Société - Santé mentale

Pour faire face au taux de suicide en hausse au Liban, un nouveau traitement prometteur

La kétamine fait déjà l’objet de plusieurs études ainsi que des expériences réussies dans les hôpitaux libanais. Celles-ci permettraient d’atténuer rapidement les pensées suicidaires aiguës.

Pour faire face au taux de suicide en hausse au Liban, un nouveau traitement prometteur

Les taux de suicide sont en hausse constante au Liban. Photo d’illustration AFP

« Je lutte contre la dépression depuis aussi longtemps que je me souvienne. » Rayane, qui a refusé de dévoiler son vrai nom en raison de la sensibilité du sujet et pour protéger la vie privée de sa famille, est une jeune femme d’apparence pétillante, seuls ses yeux trahissant sa tristesse.

« J’ai souvent fantasmé sur le suicide au cours des années, lâche Rayane, mais je n’ai jamais vraiment pensé que je passerais à l’acte. » Elle souffre de dépression et d’anxiété chroniques depuis des années, mais l’explosion au port de Beyrouth et les effets de la crise économique qui frappe le pays les ont exacerbées. Elle se dit particulièrement affectée par le fait que sa famille ait perdu ses économies (dans la crise des banques) et par la profonde tristesse qu’elle ressent dans son entourage.

Pour mémoire

Les taux de meurtre et de suicide en hausse au Liban par rapport à 2021, selon les statistiques

En une nuit fatidique au début de l’année, Rayane était assaillie par le sentiment qu’elle ne trouverait jamais le bonheur ou la paix « sur cette terre » : elle a tenté de se tuer en avalant plusieurs substances à forte dose. Plusieurs mois plus tard, elle frissonne rien qu’à ce souvenir, et affirme que cela ressemble plus à un cauchemar qu’à quelque chose qui lui est réellement arrivé. « C’était un coup de semonce, autant pour moi que pour les gens qui m’entourent. »

Des taux de suicide en hausse

Au fil des ans, les traitements traditionnels comme les antidépresseurs et la psychothérapie ne lui ont pas été très utiles. Elle s’apprêtait cependant à leur donner une nouvelle chance lorsque l’ami d’un ami lui a parlé d’un traitement récent, les injections de kétamine.

Alors que la kétamine était auparavant connue pour son utilisation comme anesthésique sur les champs de bataille et dans les salles d’opération, ainsi que pour ses effets psychédéliques chez les fêtards, le médicament fait des vagues en tant que traitement prometteur de certains cas de dépression majeure et d’autres problèmes de santé mentale. Une étude récente publiée dans le Journal of Clinical Psychiatry a révélé que « la kétamine était efficace pour réduire les tendances suicidaires, la dépression et l’anxiété ».

Actuellement, seule une poignée de prestataires, dont l’hôpital de l’Université américaine de Beyrouth (AUBMC) et l’hôpital Saint-Georges, proposent ce traitement au Liban.

Malgré sa réputation de drogue populaire dans les soirées, « la kétamine n’est pas une substance illégale. C’est un médicament qui est disponible au Liban depuis de nombreuses années et qui est couramment utilisé pour l’anesthésie lors d’interventions chirurgicales simples ou courtes », explique Farid Talih, professeur associé de psychiatrie à l’AUB. « On a découvert il y a quelques années qu’elle était utile dans le traitement de la dépression et les psychiatres ont commencé à l’utiliser. La kétamine est approuvée par la FDA aux États-Unis et en Europe pour le traitement de la dépression et des pensées suicidaires depuis environ deux ans maintenant. »

L’utilisation du traitement à la kétamine intervient à un moment où le taux de suicide au Liban est en hausse*. Un rapport récent du centre de recherche Information International, basé à Beyrouth, montre que les cas de suicide ont augmenté de 7,8 % au cours des sept premiers mois de 2022 par rapport à la même période l’année dernière. Parallèlement, ce taux a augmenté d’au moins 42 % entre juillet 2021 et juillet 2022.

Dans une étude datant de 2021, « Mental health in Lebanon: Tomorrow’s silent epidemic », publiée dans Mental Health & Prevention, la neuropsychologue Nathalie Farran écrit, en se basant sur un échantillon national représentatif de jeunes Libanais, que 11,5 % d’entre eux souffrent d’idées suicidaires. Selon une autre étude réalisée en 2021 par l’Arab Reform Initiative, même avant la spirale de crises aggravées qui frappe le pays, environ un quart des adultes au Liban souffrait d’au moins un trouble psychiatrique.

Comment fonctionne la kétamine ?

En raison de ses effets rapides, les professionnels de la santé mentale affirment que la kétamine pourrait avoir un rôle à jouer dans la prévention du suicide.

Elle fonctionne différemment des antidépresseurs traditionnels. Ces derniers aident à équilibrer les niveaux de neurotransmetteurs, qui sont responsables de la communication entre les neurones du cerveau. Des niveaux plus faibles de ces substances chimiques, telles que la sérotonine et la dopamine, tendent à correspondre à des niveaux plus élevés de dépression. En revanche, la kétamine affecte le système du glutamate, dont le rôle dans le cerveau est de permettre aux neurones de communiquer. Lorsqu’elle est administrée à forte dose, la kétamine semble bloquer le glutamate, ce qui en fait un anesthésique efficace, tandis qu’à faible dose, la production de glutamate est au contraire augmentée, ce qui peut aider à établir de nouvelles connexions entre les neurones. Lorsque les gens sont stressés ou déprimés pendant une longue période, ils peuvent commencer à perdre ces connexions : la kétamine semble inverser ce processus en les régénérant.

Lorsqu’on lui a parlé du traitement, Rayane a d’abord été sceptique, car elle ne connaissait la kétamine que dans le contexte des soirées, comme une drogue récréative. Cette idée erronée et commune tend à effrayer des patients qui pourraient bénéficier du traitement, estime le Pr Talih.

Des recherches en ligne et un échange avec un psychiatre ont finalement convaincu Rayane que la drogue pouvait l’aider. « Je n’avais rien à perdre. Je vivais comme un zombie. Ni morte ni vivante. J’étais donc prête à tout essayer pour me sentir un peu mieux. Même si cela me permettait juste de sortir du lit. »

Des symptômes atténués

La procédure est simple. Après un rendez-vous avec un psychiatre pour s’assurer que le patient ne fait pas partie d’un groupe à risque, comme de souffrir de toxicomanie par exemple, le patient peut recevoir la perfusion de kétamine.

Une quantité de kétamine calculée en fonction du poids du patient est administrée par voie intraveineuse pendant une séance de 40 minutes. L’effet recherché est une amélioration notable de l’humeur et le patient reste éveillé et alerte. « Cette amélioration est significative et peut durer jusqu’à plusieurs semaines après une seule administration », selon une étude psychiatrique de 2021, rapporte le site médical Medscape.

De nombreux patients auront besoin d’une dose supplémentaire de kétamine avec des perfusions dites « de rappel », en fonction des symptômes et de la physiologie spécifiques. La plupart des patients sous kétamine souffrant de dépression conservent une très forte réponse clinique au fil du temps, 75 % d’entre eux constatant une diminution des symptômes dépressifs, selon l’article de Medscape.

En comparaison, selon l’étude, le taux de réussite de la stimulation magnétique transcrânienne répétitive, un autre traitement, est de 40 à 60 % « selon la modalité ». Pour certains antidépresseurs, notamment les inhibiteurs de la réabsorption de la sérotonine, le taux de réussite « se situe quelque part entre la limite inférieure des 20 et 30 % ».

Dans le cas de la kétamine, certains patients s’améliorent en deux séances, mais d’autres peuvent nécessiter jusqu’à huit séances pour constater une amélioration significative, selon plusieurs études. Toutefois, dans le cas des patients ayant des tendances suicidaires, même un seul traitement pourrait réduire considérablement les symptômes.

Selon Georges Karam, président du département de psychiatrie et de psychologie clinique de l’hôpital Saint-Georges qui propose ce traitement, jusqu’à 90 % des patients traités à la kétamine ont constaté une diminution de leurs pensées suicidaires. « Donc, même si la dépression dure, au moins ils ne sont plus suicidaires. »

Les patients « devraient être informés »

Pourquoi un traitement qui pourrait sauver des vies n’est-il pas plus connu des personnes souffrant de problèmes de santé mentale, sans parler de la population générale ? Le Dr Karam, qui affirme que son service à l’hôpital Saint-Georges propose des perfusions de kétamine depuis 2017, pense que cela est en partie dû à un manque d’orientation de la part d’autres psychiatres. « Ce ne devrait pas être au patient de découvrir l’existence de ce traitement. Il devrait être informé de cette option. »

Rayane affirme qu’elle est loin d’être la seule, dans son cercle social direct, à avoir dû chercher des traitements alternatifs par elle-même ou par l’intermédiaire d’amis. « En fait, c’est fou comme nous obtenons plus d’informations sur les problèmes de santé mentale par le biais d’Instagram et d’autres médias sociaux que par le biais de l’université ou des médecins, dit-elle. Sans compter que, même si notre génération a appris à en parler davantage, lorsqu’il s’agit de problèmes de santé mentale, les tabous dans la société persistent. Personne ne veut qu’on le prenne pour un fou ou, pire encore, un faible. »

Bien que certains psychiatres et autres professionnels de la santé mentale hésitent à prescrire des traitements à la kétamine en raison du manque d’études à grande échelle, les données scientifiques disponibles semblent prometteuses. Ces résultats positifs vont de pair avec ce que les Drs Karam et Talih ont rencontré dans leur pratique.

« Grosso modo, je dirais qu’au cours des cinq dernières années, nous avons traité un peu plus de 100 patients », explique le Dr Karam. « Et alors que les chiffres indiquent qu’environ 50 % des personnes qui reçoivent des perfusions de kétamine s’améliorent, nos données sont légèrement supérieures à 50 % . »

Selon le psychiatre, le traitement peut faire disparaître les pensées suicidaires en 24 heures. « Et il n’y a aucun autre médicament capable de donner ce résultat, à part la kétamine. » En bref, sur les 70 % de patients qui ont réagi aux traitements à la kétamine, 50 % en ont ressenti les effets dès les deux premières séances, c’est-à-dire dès la première semaine. Et même pour les 50 % restants qui doivent attendre une semaine de plus pour en ressentir les effets, ces derniers surviennent deux fois plus vite qu’avec des médicaments plus courants comme les antidépresseurs.

Des points d’interrogation

Cependant, le traitement présente aussi des inconvénients. « Le problème de la kétamine est que ses effets ne sont pas durables, donc si vous l’administrez sans que le patient ne soit sous antidépresseur, il risque de rechuter dans deux semaines à un mois », explique le Dr Karam. « Sinon, les patients auraient besoin d’un traitement longue durée. Cela signifie qu’ils devraient recevoir des perfusions tous les quelques mois, ce qui n’est pas idéal car nous n’avons pas de recul concernant son utilisation à long terme. Par exemple, même si le risque de dépendance est faible, il est toujours là. »

Le Pr Talih indique que depuis quelque deux ans qu’ils administrent des perfusions de kétamine à l’AUB, seuls environ 10 % des patients n’ont pas du tout réagi au traitement. « Les autres ont une réponse variable qui peut aller de 30 % à près de 90 % de réduction de la dépression. » De plus, selon lui, dans le cas de pensées suicidaires aiguës, « elles sont réduites d’environ 90 % ».

Cependant, le coût de chaque perfusion varie entre 170 et 270 dollars, ce qui dépasse le revenu mensuel de nombreux travailleurs au Liban et en fait un traitement inaccessible pour la plupart. Certains patients peuvent nécessiter jusqu’à huit séances, précise Karam. En comparaison, une séance coûte en moyenne 495 dollars aux États-Unis, où elle n’est pas non plus couverte par les assurances.

« Bien que cela semble très cher, nous le comparons au coût d’une hospitalisation et du traitement en cas d’idées suicidaires, ou aux conséquences d’une tentative de suicide, qui coûteraient des milliers de dollars », explique le Dr Karam.

Plus de patients en quête de traitement

Malgré le coût élevé, le Pr Talih a constaté une nette augmentation du nombre de recommandations et de patients qui se sont informés de leur propre chef. « Le nombre de patients est en nette augmentation. Avant, j’en avais peut-être un ou deux toutes les semaines ou toutes les deux semaines. Rien que cette semaine, j’ai eu au moins cinq patients », explique-t-il. Selon lui, cela s’explique notamment par une meilleure connaissance du traitement. « Et d’autre part, comme nous avons constaté une augmentation non seulement du nombre de patients souffrant de dépression, mais aussi une aggravation de la dépression, les médicaments traditionnels ne sont pas suffisants pour la traiter. »

Avant les multiples crises dans le pays, le Pr Talih était en pourparlers avec une société pharmaceutique pour introduire sur le marché local le spray nasal Esketamine, approuvé par la FDA. Le spray dérivé de la kétamine et approuvé aux États-Unis depuis 2019 est destiné à soigner « la dépression résistante au traitement chez les adultes et aux symptômes dépressifs chez les adultes atteints de troubles dépressifs majeurs avec des idées ou des comportements suicidaires aigus, en conjonction avec un antidépresseur oral ».

Bien que cette option soit pour le moment en suspens, il est bon d’en envisager une autre, dit le Dr Karam. Il ajoute que les fabricants du spray l’ont contacté pour prodiguer des formations sur la prescription et l’administration du médicament.

Les deux psychiatres affirment avoir remarqué une forte augmentation du nombre de patients ayant des tendances suicidaires depuis le début de la crise. « Il est difficile de ne pas être malheureux au Liban en ce moment, estime le Pr Talih. Je dirais que toute personne qui n’est pas malheureuse dans ce pays est probablement détachée de la réalité. À moins que vous ne soyez un psychopathe. »

Et si les perfusions de kétamine ne résolvent peut-être pas les causes sous-jacentes qui conduisent de plus en plus de personnes à envisager et même à tenter de mettre fin à leurs jours, elles se sont avérées être un traitement efficace et rapide pour les empêcher au moins temporairement de passer à l’acte.

« Je suis toujours déprimée, dit Rayane avec un sourire en coin, mais au moins, je ne suis pas morte. »

* La ligne nationale de soutien émotionnel et de prévention du suicide du Liban, The Lifeline, peut être jointe au 1564.

« Je lutte contre la dépression depuis aussi longtemps que je me souvienne. » Rayane, qui a refusé de dévoiler son vrai nom en raison de la sensibilité du sujet et pour protéger la vie privée de sa famille, est une jeune femme d’apparence pétillante, seuls ses yeux trahissant sa tristesse.« J’ai souvent fantasmé sur le suicide au cours des années, lâche...

commentaires (3)

La Ketamine serait-elle efficace aupres des suicidaires politico-religieux tels les adeptes de Daesh et autres Hezb ????

Michel Trad

14 h 25, le 03 octobre 2022

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Commentaires (3)

  • La Ketamine serait-elle efficace aupres des suicidaires politico-religieux tels les adeptes de Daesh et autres Hezb ????

    Michel Trad

    14 h 25, le 03 octobre 2022

  • Attention à l utilisation frauduleuse de la ketamine utilisée comme drogue de la soumission dans les boites de nuit

    fadi labaki

    09 h 00, le 03 octobre 2022

  • Pour ma part, je prends une bière avant des événements facteurs de stress, comme une réunion de travail, et cela améliore nettement mon humeur

    F. Oscar

    08 h 47, le 03 octobre 2022

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