Rechercher
Rechercher

Société - Reportage

Au Liban, les pêcheuses jettent leurs filets dans un monde d’hommes

Par passion pour la mer, héritage familial ou besoin de déconnecter, elles s’adonnent à la pêche.

Au Liban, les pêcheuses jettent leurs filets dans un monde d’hommes

Siham Abboud (à droite) et Mirella Kurdahi (à gauche) préparent leur matériel de pêche. Photo João Sousa

Il fait doux ce matin-là sur le front de mer du BIEL, à Beyrouth. Des pêcheurs à la ligne forment une rangée sur la corniche en béton surplombant la mer Méditerranée. Au milieu de cette rangée d’hommes – pour la plupart d’âge moyen, certains torse nu, une cigarette aux lèvres, d’autres pieds nus, accroupis sur des seaux retournés –, deux femmes brandissent leur canne à pêche sans moulinet.

Ces Libanaises, animées par l’amour de la mer et les poussées d’adrénaline, ont osé mettre un pied dans le monde de la pêche, l’un des territoires les plus machistes dans le monde arabe.

Il est vrai que les femmes de pêcheur ont toujours aidé leur mari à préparer les appâts et à tisser leurs filets. Toutefois, ces dernières années, un nombre croissant de femmes s’emparent elles-mêmes des cannes à pêche et filets. Ce qui, pour nombre d’entre elles, relevait du simple passe-temps devient un art à perfectionner.

Chifaa Serhane, pour qui la pêche est un loisir, brandit sa canne au-dessus de ses épaules avant de lancer la ligne d’un coup rapide du poignet. « La mer et moi, c’est une histoire d’amour sans fin », dit-elle quelques minutes plus tard, en sortant son premier poisson de la journée. Elle ramène sa canne vers le haut et fait glisser doucement l’extrémité de la ligne vers sa main gauche. Puis elle saisit la dorade, examine sa taille, estime qu’elle est trop petite et la rejette à l’eau. Chifaa Serhane, comptable de profession, se dit aussi animée par l’esprit d’aventure de son père, dont elle a hérité, assure-t-elle, et qui lui a donné le goût de la pêche.

À ses côtés, sa compagne de pêche, Patricia Nasr, attend encore qu’un poisson morde à l’hameçon, tout en se remémorant son père pêcheur qui « avait l’habitude de quitter la maison à l’aube pour poser des pièges à poisson dans l’eau, récolter sa prise du jour avant d’aller la vendre au marché aux poissons ». Bien qu’elle ait baigné dans ce monde depuis l’enfance, Patricia Nasr, 42 ans, a mis plus de trois décennies à développer une véritable passion pour la pêche. « À 37 ans, j’ai récupéré le matériel de mon ex-mari et j’ai suivi quelques instructions de base prodiguées par mon père et lui. Il m’a fallu un seul poisson pour devenir accro. » Cette Libanaise peut passer une journée entière face à la mer sans manger et sans parler à qui que ce soit. Elle privilégie la « pêche primitive » – également appelée pêche artisanale à petite échelle – en utilisant du pain mouillé comme appât et une canne à pêche bon marché mais efficace, dépourvue de moulinet. Un mode de pêche dont dépendent la plupart des pêcheurs libanais pour leur subsistance. « Pour moi, pêcher est thérapeutique », lâche-t-elle.

Toutes les pêcheuses interrogées témoignent du plaisir inégalé qu’elles éprouvent chaque fois qu’elles sentent le poids d’un poisson au bout de la ligne. « Ni gagner à la loterie ni prendre des drogues ne peut égaler la montée d’adrénaline que l’on ressent à ce moment précis », assure Chifaa Serhane.

Dans le port de pêcheurs de Amchit. Photo João Sousa

La « folle de la mer »

Plus au nord, dans la ville côtière de Amchit, deux pêcheuses et un capitaine mènent leur petit bateau vers un endroit où ils espèrent attraper des mérous, des dorades, de poissons-rasoirs et, s’ils ont de la chance, des calamars et des thons rouges.

Solange Sfeir, l’une des deux femmes à bord de l’embarcation, se déplace sans effort sur le pont alors que le bateau tangue sur les eaux agitées, pour replacer son appât et danser sur la musique pop arabe qu’elle a l’habitude d’écouter lors de ses sorties en mer.

Pour Solange Sfeir, employée dans une école dentaire, pêcher a l’effet d’un comprimé de Xanax. Pendant douze ans, avant le déclenchement de la guerre en Syrie, cette Libanaise a vécu en Jordanie, pays largement enclavé. À l’époque, elle n’hésitait pas à faire plus de 300 kilomètres pour rentrer au Liban le week-end et pêcher. À son retour au Liban, en 2012, Solange Sfeir s’est imposée dans un monde dominé par les hommes, après que des vidéos d’elle en train de pêcher postées par son frère soient devenues virales sur Facebook. Rapidement, elle a été surnommée « la folle de la mer ». Un surnom qui est devenu un hashtag fréquemment utilisé pour faire référence à sa ténacité à braver une mer agitée et des rafales de vent, des conditions difficiles qui dissuadent normalement les pêcheurs de s’aventurer en mer. « Je suis née dans une famille qui adorait la mer, raconte Solange Sfeir à L’Orient Today. Quand elle était enceinte de moi, ma mère s’est baignée dans la mer un dimanche et je suis née le lendemain. Quand j’ai eu 12 ans, j’ai commencé à faire de la plongée en apnée seule la nuit pendant que ma mère m’attendait sur le rivage. »

Après avoir vu ses vidéos, des pêcheuses chevronnées ont contacté Solange Sfeir pour se joindre à elle lors de ses sorties de pêche. Dans la foulée, elle a créé un groupe WhatsApp intitulé « Femmes à la pêche », qui compte désormais plus de 50 membres réparties le long de la côte libanaise, du sud au nord. Chaque matin, certaines d’entre elles envoient leurs salutations et donnent un bilan de l’état de la mer dans leurs régions respectives, afin d’aider les autres à planifier leur navigation et leur journée de pêche. Elles partagent aussi des conseils ainsi que des photos et des vidéos de leurs prises.

En juin dernier, la Libanaise a fondé une école de pêche pour débutants, le « Funky Fish Fishing Club ». L’objectif premier est de transmettre son savoir-faire en matière de pêche aux femmes et aux enfants, mais elle précise que le club est ouvert à « tous ceux qui veulent le rejoindre ».

Pour aucune des femmes contactées par L’Orient Today la pêche n’est une activité professionnelle principale. Les pêcheuses cuisinent généralement leurs prises pour leur famille et leurs amis, et vendent parfois du poisson à ceux qui entendent parler d’elles via le bouche à oreille. Lorsque Solange Sfeir attrape un gros calamar pendant la haute saison – entre octobre et novembre –, elle le découpe et le stocke sous vide au congélateur pour le vendre à ses clients réguliers.

Chifaa Serhane pêchant sur le front de mer du BIEL, à Beyrouth. Photo Sally Abou AlJoud

Braver les normes de genre

La pêche n’est pas le seul domaine dans lequel Chifaa Serhane défie les normes de genre dans sa communauté. Elle porte le hijab et est également entraîneuse et arbitre de volley-ball professionnelle. « Lorsque je nage, les gens ont tendance à être surpris en constatant à quelle distance du rivage peut arriver une femme, dit-elle. Parfois, je sens les regards sur moi, mais je crois que les femmes peuvent imposer leurs valeurs, leur personnalité et leur confiance en elles. »

Trop fréquemment à son goût, des hommes qu’elle ne connaît pas donnent à Chifaa Serhane des instructions de pêche non sollicitées. « Nous sommes tous ici pour apprendre de nouvelles choses, dit-elle. Mais il y a une différence entre les situations dans lesquelles ils m’apprennent réellement quelque chose que je ne sais pas et celles où ils supposent que j’ignore telle ou telle information parce que je suis une femme. »

Si les interventions sexistes sont généralement sans gravité, elle prend néanmoins quelques précautions, comme s’assurer qu’elle pêche dans une zone ouverte et fréquentée, ou encore éviter les sorties de pêche de nuit. Ce sont des choses dont Serhane aurait aimé ne pas se soucier, mais elle affirme que « rien ne se met généralement en travers de (s)on chemin ».

Patricia Nasr, pour sa part, se souvient, en riant, d’une anecdote : elle pêchait aux côtés de sa fille quand un petit garçon qui faisait le clown lance : « Papa, regarde ! Une femme en train de pêcher ! » Et le pire, ajoute-t-elle, « c’est quand vous allez acheter du matériel de pêche et qu’on vous traite automatiquement comme si vous étiez un amateur ». Si elle est parfois invitée à des sorties de pêche par des hommes dont elle sent qu’ils ont souvent envie de « tester » ses compétences, elle a généralement le dernier mot.

Patricia Nasr (à droite) et Chifaa Serhane en train de pêcher à Beyrouth. Photo Sally Abou AlJoud

Crise et populations de poisson en baisse

Le secteur de la pêche au Liban est une activité essentiellement artisanale. « La production nationale de poisson au Liban est presque entièrement consommée localement. En tout, les pêcheurs libanais attrapent à peine 4 500 tonnes de poisson », explique Jina Talj, experte marine, à L’Orient Today.

Alors que la crise économique que traverse le Liban depuis trois ans s’aggrave à une vitesse affolante, entraînant un taux d’inflation qui a dépassé 200 % cet été, Patricia Nasr, actuellement au chômage, constate, avec un certain découragement, la montée en flèche des prix des appâts et du matériel de pêche, vendus en dollars au taux du marché parallèle car importés. « Parfois, je pleure en pensant à ceux qui dépendent de la pêche pour vivre. Pour ma part, je peux arrêter quand je veux si je n’en ai plus les moyens. »

Dans un contexte de crise, Patricia Sfeir et sa communauté de pêcheurs doivent économiser leurs dollars pour remplacer le matériel et couvrir les frais d’entretien du bateau. Si sa situation financière est stable, ce n’est pas le cas de tous ses élèves et des autres pêcheurs. Siham Abboud, 68 ans, est la doyenne du club et l’un de ses membres les plus expérimentés. Elle explique que les pêcheurs avaient l’habitude, par exemple, d’acheter une boîte de 100 hameçons pour 5 000 LL avant la crise. Aujourd’hui, la boîte de 100 coûte près de 200 000 LL (l’équivalent de 135 dollars au taux de change officiel, moins de 10 au taux actuel du marché noir), pour une qualité moindre. En conséquence, elle fabrique elle-même certains équipements, et de nombreux pêcheurs lui en commandent de grandes quantités. Mirella Kurdahi, 39 ans, se joint également à Patricia Sfeir pour certaines de ses sorties de pêche, mais elle possède sa propre felouque traditionnelle, ou esquif, un héritage familial transmis depuis deux générations et qu’elle pilote habilement. La jeune femme, qui a grandi dans l’antique ville portuaire de Jbeil, met le doigt sur un autre problème majeur rencontré par les pêcheurs : elle est nostalgique de l’époque où la Méditerranée regorgeait de variétés de poisson locales – bars, mérous sombres, barracudas à bouche jaune. « Avant, au bout de trente minutes de pêche, nous retirions deux kilos de poisson pour le déjeuner. Maintenant, nous devons parfois attendre deux heures pour attraper un seul poisson », déplore-t-elle.

Une impression confirmée par les études. Les experts marins Myriam Lteif et Charif Joumaa révèlent que dans une évaluation des stocks de poisson effectuée à la Commission générale des pêches pour la Méditerranée, il a été noté que « plusieurs stocks de poissons commerciaux étudiés au Liban, tels que le pandore commun (Pagellus erythrinus), la dorade rayée (Lithognathus mormyrus) et la sardinelle ronde (Sardinella aurita), sont surexploités ». Une conclusion qui confirme « de nombreuses années de collecte de données biologiques » par le Centre d’études marines du Conseil national de la recherche scientifique (CNRS).

Alors que le nombre de certaines espèces locales de poisson est en baisse en raison de la surexploitation, Jina Talj explique à L’Orient Today qu’« à la suite de l’ouverture du nouveau canal de Suez, au moins 300 espèces indo-pacifiques connues sous le nom de migrants lessepsiens – comme le poisson-globe et le poisson-lion – ont pénétré dans le bassin du Levant, ravageant l’écosystème local ». Ces espèces de poisson non indigènes constituent un facteur de stress pour plusieurs espèces de poisson locales et commerciales de la Méditerranée, poursuit-elle, et peuvent également représenter un danger pour les pêcheurs. Siham Abboud en sait quelque chose : elle a perdu une partie de son pouce gauche à cause d’un poisson-globe, une espèce de poisson invasive toxique qui déchire les filets de pêche et dont on craint qu’elle décime les bancs de poissons.Après cet incident, le médecins n’ont pas pu rattacher le bout de pouce avec lequel elle s’était présentée aux urgences. Même la perte d’une partie de son doigt n’a pas pu détourner Siham Abboud de sa passion. Forte de son courage et d’un amour inébranlable pour la mer, elle a repris la pêche en bateau dès le lendemain, avec son pouce bandé.

(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de L’Orient Today le 17 septembre).

Il fait doux ce matin-là sur le front de mer du BIEL, à Beyrouth. Des pêcheurs à la ligne forment une rangée sur la corniche en béton surplombant la mer Méditerranée. Au milieu de cette rangée d’hommes – pour la plupart d’âge moyen, certains torse nu, une cigarette aux lèvres, d’autres pieds nus, accroupis sur des seaux retournés –, deux femmes brandissent leur canne à...

commentaires (1)

On se demande si la migration pose un problème dans les deux cotés. Le poisson globe toxique indo-pacifique pose un problème maintenant en Méditerrané mais vu le fait que le canal Suez est ouvert dans les deux cotés probablement les indo-pacifiques souffrent d'une invasion de variétes méditerianiennes comme le mérou libanais qui nagent maintenant en indo-pacifique.

Stes David

17 h 42, le 01 octobre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (1)

  • On se demande si la migration pose un problème dans les deux cotés. Le poisson globe toxique indo-pacifique pose un problème maintenant en Méditerrané mais vu le fait que le canal Suez est ouvert dans les deux cotés probablement les indo-pacifiques souffrent d'une invasion de variétes méditerianiennes comme le mérou libanais qui nagent maintenant en indo-pacifique.

    Stes David

    17 h 42, le 01 octobre 2022

Retour en haut