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La chimère du félin


Il est entré dans la légende publicitaire, il a même investi le langage courant, ce slogan lancé dans les années soixante par une grande compagnie pétrolière et invitant les automobilistes à mettre un tigre dans leur réservoir, ou bien alors leur moteur. Assortie de massives distributions de gadgets à l’effigie du souriant félin, la campagne connut un tel succès planétaire que nul ne se soucia trop de vérifier si le supercarburant tant vanté tenait effectivement ses rugissantes promesses.


C’est un peu le même coup que les frustes mécanos au pouvoir nous rejouent avec la promesse – désormais sérieuse, veut-on croire – d’un remaniement qui permettrait de remettre en piste la guimbarde gouvernementale. Peine perdue d’avance, à première vue ; aucune addition d’octane, aucune pièce neuve installée ici ou là ne suffiraient en effet pour stimuler une machine qui répugne tant à rouler. Comme pour les gadgets d’Esso, c’est ailleurs que réside cependant l’astuce. Une fois reconstitué dans les règles et adoubé par le Parlement, l’actuel gouvernement d’expédition des affaires courantes serait pleinement habilité à assumer le gros des prérogatives présidentielles si, par malheur, un nouveau chef de l’État n’était pas élu dans les délais fixés par la loi. Du moins serait ainsi neutralisé le chantage au vide institutionnel pratiqué à outrance, tout au long des dernières semaines, par le régime finissant.


Que le Hezbollah se prête au jeu, que Hassan Nasrallah souligne l’urgence qu’il y a à régulariser la situation ministérielle, qu’il appelle à l’élection d’un président de consensus, ne devrait pas trop surprendre. Si la milice pro-iranienne exalte soudain les vertus du dialogue, c’est simplement parce qu’elle n’a plus désormais une majorité parlementaire à sa botte : qu’elle ne peut pas, cette fois, se poser en suprême faiseur de président. À son habitude, elle veut bien partager ce qu’elle n’arrive guère à posséder dans son intégralité ; mais ce qu’elle estime lui appartenir en propre, elle reste farouchement déterminée à le garder sien : notamment cette liberté d’action militaire qu’elle s’est arrogée. On ne perdra pas de vue surtout que le Hezbollah, bien présent au sein du législatif comme de l’exécutif, conserve intacte cette capacité de blocage où il excelle : celle-là même qui, dans le passé, lui a permis d’instaurer durablement un défaut de quorum à l’Assemblée ou de vider abruptement un gouvernement de sa composante chiite.


Ces incertitudes ne font en définitive que s’ajouter à l’interrogation de base : même rafistolé, l’actuel cabinet est-il capable (ou même désireux) de se hisser à la hauteur de la tâche, compte tenu de la flagrante mauvaise volonté des forces politiques qui le contrôlent ? Comment faire passer pour des tigres supervitaminés les gros matous qui se prélassent, toutes panses dehors, sur les ruines de la république ? Depuis que le Liban a fait le grand plongeon, aucune humiliante réprimande, aucun affront n’ont été épargnés à ses dirigeants par les représentants, parfois les plus hauts, de la communauté internationale. À Beyrouth même et dans le blanc des yeux, les responsables se sont vu rappeler à leurs obligations et reprocher leur corruption, autant que leur inconscience.


Les banquiers, eux, ne peuvent évidemment se permettre un tel franc-parler, surtout ceux œuvrant au sein des organisations mondiales. Mission après mission, ces grands argentiers se sont épuisés à réclamer la réalisation des réformes sans lesquelles nulle assistance ne serait octroyée à notre pays; las, on a cru les endormir à l’aide de fausses promesses. Or, si une énième délégation du FMI séjourne en ce moment chez nous, si outre les ministères concernés elle se propose de faire la tournée des blocs parlementaires, ce n’est plus seulement pour secouer les puces à ces endormis censés nous gouverner ou légiférer. C’est, cette fois, pour essayer de comprendre par quelle aberration de l’esprit on peut laisser s’enfoncer dans la crise tout un pays, tout un peuple, sans réagir. Comprendre, oui, pourquoi tant de mois se sont écoulés en vain sans qu’aient été expédiés les dossiers du contrôle des capitaux, du secret bancaire, du budget, etc…


Voudrait-on sciemment assassiner le pays, que l’on ne ferait pas beaucoup mieux. Les citoyens ne doivent plus être seuls à le penser. Et à le dire.


Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Il est entré dans la légende publicitaire, il a même investi le langage courant, ce slogan lancé dans les années soixante par une grande compagnie pétrolière et invitant les automobilistes à mettre un tigre dans leur réservoir, ou bien alors leur moteur. Assortie de massives distributions de gadgets à l’effigie du souriant félin, la campagne connut un tel succès planétaire que nul...