Rechercher
Rechercher

Société - Justice

Explosion au port de Beyrouth : requiem pour une enquête ?

Qualifiée d’hérétique dans les milieux juridiques, la décision du CSM de désigner un magistrat suppléant est perçue comme une « révocation déguisée » du juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, visant à enterrer son enquête.

Explosion au port de Beyrouth : requiem pour une enquête ?

L'énorme quantité de poussière générée par l'effondrement partiel des silos au port de Beyrouth. Photo Mohammad Yassine

Lors d’une incursion au Palais de justice de Beyrouth, en septembre 2021, le patron de la sécurité au sein du Hezbollah, Wafic Safa, avait menacé le juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, de le « déboulonner ». Cela faisait déjà un an que la classe dirigeante, dont plusieurs membres sont poursuivis dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth le 4 août 2020, s’acharnait à étouffer dans l’œuf l’enquête menée par le magistrat, abusant de moyens juridiques et judiciaires, d’ingérences politiques flagrantes ou encore d’intimidations. Aujourd’hui, le pouvoir politico-judiciaire semble passer à la vitesse supérieure. L’enquête n’a jamais été aussi proche de son arrêt de mort. Le juge Bitar résiste, tel David contre Goliath. Mais peut-il éviter le coup de grâce ?

Un couteau dans le dos de la justice

Le dernier clou enfoncé dans ce qui reste du corps meurtri du dossier de l’enquête est la décision prise, mardi dernier par le Conseil supérieur de la magistrature (CSM), de nommer un magistrat suppléant, qui statuerait sur les questions « urgentes », tant que le juge Bitar ne peut redémarrer l’examen du dossier. Ce dernier a en effet les mains liées en raison de multiples recours arbitraires portés devant la justice par des responsables impliqués dans l’affaire. C’est sur proposition du ministre de la Justice, Henri Khoury, proche du camp aouniste, et sous pression du Courant patriotique libre (CPL), que le CSM, à l’unanimité de ses membres, a pris cette mesure. Celle-ci est qualifiée d’« illégale », « honteuse », ou encore d’« hérétique » par nombre d’experts juridiques se basant notamment sur le Code de procédure pénale qui édicte la désignation d’un seul juge d’instruction auprès de la Cour de justice. « C’est un couteau planté dans le dos de Tarek Bitar, de son enquête et de la justice », va jusqu’à dire à L’Orient-Le Jour un magistrat haut placé.

Khoury : Les victimes bloquent l’enquête

Le ministre de la Justice a motivé sa démarche par des considérations « humanitaires », liées à des détenus malades qui pourraient, si le juge suppléant est nommé, lui adresser leurs demandes de remise en liberté. Selon lui, ce sont les proches des victimes qui bloquent le dossier. « Si les familles des victimes et leurs avocats veulent accélérer l’enquête, qu’ils pressent donc les magistrats chargés des recours en dessaisissement contre le juge Bitar de hâter leurs jugements ! » tonne-t-il, dans un entretien express avec L’OLJ.

On rappelle, dans ce cadre, qu’un recours a été porté, il y a deux mois et demi (fin juin) par le directeur général des douanes, Badri Daher, toujours sous les verrous. On ignore pourquoi la 3e chambre de la Cour de cassation présidée par Souheir Haraké, en charge de statuer sur le recours, ne l’a pas encore fait.

Capture d'écran d'une vidéo montrant un effondrement partiel des silos au port de Beyrouth, le 23 août 2022. Photo Dylan COLLINS / AFPTV / AFP

On ne sait pas non plus pourquoi un recours pour « fautes lourdes » présenté par l’ancien ministre Youssef Fenianos contre le juge Bitar, le 9 décembre 2021, n’a pas été aussitôt tranché par l’assemblée plénière de la Cour de cassation. Celle-ci conservait encore son quorum de réunion (6), qu’elle n’a perdu qu’un mois plus tard (12 janvier 2022). Selon Joseph Samaha, ancien membre et ancien président par intérim de la Cour de justice, l’étude d’un tel recours ne nécessite pas beaucoup de temps. « Les présidents de chambres de la Cour de cassation qui composent l’assemblée savent bien que ce recours est irrecevable en l’absence d’une décision définitive de la part du juge qui fait l’objet du recours », observe-t-il. « En l’espèce, le juge Bitar n’avait (et n’a) rendu aucune décision », note-t-il, se demandant « pourquoi l’assemblée n’a pas statué ».

En revanche, l’examen d’autres recours ne dépend pas de magistrats, mais d’une volonté politique. La 1ère chambre civile de la Cour de cassation, présidée par Naji Eid, ne peut pas statuer sur les recours portés par les députés Ghazi Zeaïter et Ali Hassan Khalil, mis en cause dans l’affaire. Car le juge Eid a lui-même les mains liées par ces deux députés berrystes, qui ont porté contre lui un recours pour « fautes lourdes » en février dernier, sachant sciemment que l’assemblée plénière ne pouvait plus siéger depuis janvier, faute de quorum. L’impossibilité pour l’assemblée de se réunir perdure depuis avril dernier, à cause du blocage par le ministre des Finances, Youssef Khalil, proche du camp berryste, d’un projet de décret en vertu duquel le CSM a nommé six des dix présidents de chambres de Cour de cassation qui composent cet organe. Le ministre des Finances justifie ce gel par le fait que la composition de l’assemblée, telle que proposée par le CSM, ne respecte pas la parité confessionnelle, car formée de cinq musulmans et cinq chrétiens, auxquels s’ajoute le premier président de la Cour de cassation, Souheil Abboud, de confession chrétienne. Or on sait que cette répartition est pratiquée depuis l’accord de Taëf (1990) et que Ali Hassan Khalil, ancien ministre des Finances, avait lui-même signé un projet de décret similaire.

Lire aussi

Cherche-t-on à court-circuiter l’enquête de Tarek Bitar ?

Le ministère des Finances a publié dimanche un communiqué dans lequel il s’est défendu de toute entrave à la procédure. Le texte précise que, par l’intermédiaire du ministère de la Justice, le ministère des Finances avait renvoyé le projet de nominations au CSM, il y a près d’un mois, en lui demandant de « corriger son déséquilibre et ses ambiguïtés ». Selon une source judiciaire, le CSM a refusé de changer la répartition des postes. La semaine dernière, il a renvoyé au ministre de la Justice son projet tel quel. Henri Khoury est à présent devant une alternative : soit approuver le projet et le transmettre au ministre des Finances, comme il l’avait fait une première fois ; soit refuser de le signer. Dans ce dernier cas, cela signifierait qu’il se range dans une position similaire à celle de Youssef Khalil. Le ministre n’était pas disponible pour clarifier ce point à L’OLJ.

Point zéro

Face à l’impasse actuelle, le juge Samaha ne semble pas optimiste quant à l’aboutissement de l’enquête. Il impute la responsabilité de l’obstruction à une « tyrannie » du pouvoir, qui, selon lui, œuvre par tous les moyens à imposer une impunité de ses membres mis en cause. Il dénonce par ailleurs une « faiblesse » de magistrats ayant des « partis pris ». Selon lui, même sans quorum, l’assemblée plénière de la Cour de cassation peut se réunir. « Les présidents de chambre de Cour de cassation qui siègent par intérim à l’assemblée peuvent statuer sur les recours, d’autant qu’ils jouissent des mêmes pouvoirs et compétences que les magistrats titulaires partis à la retraite, et qu’ils remplacent », estime-t-il.

Pour lui, l’atermoiement judiciaire sert la politique de la caste dirigeante, qui est de « tabler sur le facteur temps, jusqu’au découragement des parents de victimes ». Il fait remarquer que dans bien des affaires ayant ébranlé le pays, les enquêtes sont restées « au point zéro », à l’instar de l’assassinat de l’ancien président de la République René Moawad ou encore la disparition de Libanais en Syrie.

« Il y a une claire volonté de noyer le dossier », constate, dans le même esprit, l’ancien bâtonnier Melhem Khalaf, député issu du mouvement de contestation et chef du bureau d’accusation au sein de l’ordre des avocats de Beyrouth, qui défend les droits d’une grande majorité de victimes. « Mais face aux tentatives de torpillage, nous n’allons pas baisser les bras : nous poursuivrons le combat que nous avons livré dès le lendemain de la catastrophe », promet-il. Mercredi dernier, le bureau d’accusation a tenu une réunion d’urgence. « Nous avons établi une stratégie basée sur les moyens légaux et judiciaires disponibles pour contrer la désignation d’un juge suppléant », confie M. Khalaf, sans vouloir donner plus de détails à ce sujet. Parmi les moyens envisageables, nombre de juristes prônent de cibler le juge qui sera nommé par des demandes de dessaisissement, afin de l’empêcher de se pencher sur le dossier.

Pour Melhem Khalaf, la bataille est dure face au pouvoir politique qui « s’est emparé de l’affaire et l’a polarisée ». Il critique notamment le ministère de l’Intérieur qui « a refusé d’exécuter les décisions du juge Bitar (mandats d’arrêt, d’amener…) ». L’avocat et député dénonce en outre la « défaillance » du parquet de cassation, pourtant censé représenter la société. « Le parquet est absent. Il ne remplit pas son rôle de poursuivre l’action publique comme l’édicte pourtant l’article 360 du Code de procédure pénale », regrette-t-il.

« Nous nous sentons seuls »

La coopération à l’international est aussi absente. Melhem Khalaf affirme que le juge Bitar a envoyé des commissions rogatoires à 16 États, dont 5 seulement ont répondu. Il souligne également qu’aucun pays n’a livré à l’enquêteur une image satellite au moment du drame. Quant aux expertises internationales, Scotland Yard n’a pas fait suite aux sollicitations libanaises. Le FBI a livré, pour sa part, un rapport fondé sur… des informations collectées par les services sécuritaires locaux. Quant à la France, elle a envoyé trois rapports préliminaires, sans faire parvenir de rapport final. À ce propos, une source de l’ambassade de France affirme pourtant à L’OLJ que, concernant le dossier, toutes les demandes que la justice a présentées à ce pays ont été satisfaites.

Au lendemain de la double explosion au port, le président français Emmanuel Macron avait prôné, lors de sa visite impromptue à Beyrouth, « une enquête internationale ouverte et transparente, pour éviter que des choses soient cachées (…) ». Mais dans une interview accordée le 3 août dernier à L’OLJ et en réponse à la question de savoir si la France soutient l’ouverture d’une enquête internationale, il avait rappelé que les autorités libanaises avaient par la suite décidé d’ouvrir une enquête nationale, en faisant appel à la coopération internationale, à travers plusieurs pays dont la France. Le président français avait affirmé qu’il s’agit d’« un choix souverain que la France et les pays amis du Liban ont respecté », notamment en transmettant « des rapports techniques et les images satellitaires disponibles ». « Notre disponibilité à poursuivre ce travail est entière », avait-il ajouté. Il avait toutefois insisté sur le fait qu’il fallait débloquer l’enquête et que justice soit faite.

À ce sujet, Tracy Naggear, mère de la plus jeune victime libanaise, Alexandra (trois ans et demi), affirme que « le soutien à un mécanisme d’enquête internationale est entravé en raison d’une réticence de la France ». « C’est ce qu’a appris l’ONG Human Rights Watch (HRW) – avec laquelle nous coopérons dans le cadre d’un lobbying – après avoir envoyé au Conseil des droits de l’homme des Nations unies trois pétitions pour l’exhorter à agir dans le sens d’une résolution préconisant une enquête internationale », indique-t-elle.

« Nous continuerons toute notre vie à rechercher le moindre indice qui pourrait contribuer à reconstituer le puzzle. Mais nous nous sentons seuls », se désole Tracy Naggear. Son ressentiment s’est renforcé mardi dernier, à l’annonce de la décision du CSM de nommer un juge suppléant. « Nous avons été trahis par la justice », lance-t-elle, craignant que « dans ce contexte judiciaire, la vérité ne paraisse pas ».

Un grand cap de l’enquête

À ce jour, Tarek Bitar reste prêt à l’affrontement, alors que les dernières démarches du ministre de la Justice et du CSM sont décrites par beaucoup comme une « révocation déguisée ». Pour un juriste joint par L’OLJ, « le CSM a malheureusement transféré au sein du Palais de justice le bras de fer opposant le juge Bitar aux politiques ». « Afin d’affronter les manœuvres pernicieuses du pouvoir politico-judiciaire, Tarek Bitar va chercher les moyens légaux de poursuivre ses investigations », suppute un haut magistrat, arguant qu’« il soutire sa force de la loi ». « Par respect pour toute victime, M. Bitar est soucieux de rendre justice, d’autant qu’il a franchi un grand cap de son enquête », révèle-t-il.

« Si le CSM ne revient pas sur sa décision, le juge d’instruction pourrait démissionner du corps de la magistrature », estime, pour sa part, un autre magistrat. « Et si le juge d’instruction refuse de livrer une partie du dossier au juge suppléant qui sera désigné, l’Inspection judiciaire pourrait le convoquer et décider de l’évincer de l’enquête. Il choisirait alors d’abandonner la magistrature », dit-il. Un autre magistrat haut placé affirme que la désignation d’un successeur du juge d’instruction « risque d’entraîner l’enquête vers la mort ». « Des juges aussi professionnels, consciencieux et courageux que Tarek Bitar ne sont pas légion », met en garde le juge Joseph Samaha, craignant qu’une enquête alternative aboutisse à poursuivre des lampistes, à l’exclusion des gros bonnets. Le pronostic vital de l’enquête actuelle est donc largement engagé. Il dépend en somme de la réponse à la question de savoir qui, dans cette épreuve de force, lâchera d’abord prise : Tarek Bitar ou les responsables politiques et sécuritaires mis en cause dans l’affaire ?

Lors d’une incursion au Palais de justice de Beyrouth, en septembre 2021, le patron de la sécurité au sein du Hezbollah, Wafic Safa, avait menacé le juge d’instruction près la Cour de justice, Tarek Bitar, de le « déboulonner ». Cela faisait déjà un an que la classe dirigeante, dont plusieurs membres sont poursuivis dans l’affaire de la double explosion au port de Beyrouth le 4...

commentaires (5)

Vous appeles cela un Pays? Mais c'est une mafiA au pouvoir. Requiem pour le LIBAN! Ca oui!

IMB a SPO

16 h 25, le 14 septembre 2022

Tous les commentaires

Commentaires (5)

  • Vous appeles cela un Pays? Mais c'est une mafiA au pouvoir. Requiem pour le LIBAN! Ca oui!

    IMB a SPO

    16 h 25, le 14 septembre 2022

  • Malheureux pays où ce sont toujours les méchants et les mauvais qui gagnent. Qui pourra un jour donner un grand coup de pied dans cette association criminelle de pourris ?!

    Goraieb Nada

    07 h 00, le 14 septembre 2022

  • L'ensemble de la classe politique mafieuse fait bloc pour bloquer l'enquete et la diluer dans des points de detail. C'est en soi un aveu de culpabilite COLLECTIVE de tous les partenaires du pouvoir actuel. Kellon ya3ne kellon...sont des assassins !

    Michel Trad

    20 h 34, le 13 septembre 2022

  • Peut-on attaquer Wafic Safa en justice pour menaces envers un juge , cela se fait dans les pays civilisés.

    TrucMuche

    18 h 58, le 13 septembre 2022

  • Ils savent tous que tout ce qu’ils décident, et ce depuis des années, est contraire à la constitution et aux lois de notre pays mais persistent et signent puisque, d’abord ils sont tous achetés pour pas cher et ensuite parce que personne n’a jamais osé les arrêter dans leur zèle de destructions programmées. Voilà tout. Un peuple qui accepte d’être volé, dépouillé et humilié pour ensuite être déchiquetés par une explosion programmée qui a coûté la vie à plus de deux cents innocents et les biens de dizaines de milliers de famille sans se révolter est un peuple mort et enterré.

    Sissi zayyat

    18 h 46, le 13 septembre 2022

Retour en haut