Entretiens Entretien

Sabyl Ghoussoub : « Le Liban est le pays de l’impossible retour »

Sabyl Ghoussoub : « Le Liban est le pays de l’impossible retour »

© F. Mantovani / Gallimard

Directeur du Festival du film libanais de Beyrouth de 2011 à 2015, Sabyl Ghoussoub a été le commissaire de l’exposition photographique C’est Beyrouth qui s’est tenue en 2019 à l’Institut des cultures de l’islam à Paris et qui a connu un vif succès. Son premier roman, Le Nez juif, paru à l’Antilope en 2018, a été très favorablement accueilli par la critique et par le public, comme représentant une nouvelle voix, libre et iconoclaste, dans le roman libanais. Dans son second roman, Beyrouth entre parenthèses, Ghoussoub allait encore plus loin dans les questionnements qui avaient parcouru son premier ouvrage et franchissait des frontières géographiques et mentales, interrogeant la question identitaire et les tourments qui l’accompagnent dans une veine qui alliait humour et tendresse. Pour son troisième ouvrage à paraître chez Stock à la rentrée, Beyrouth sur Seine (dont on apprenait, le 6 septembre, qu'il était retenu dans la première liste de 15 titres pour le Goncourt, NDLR) Ghoussoub n’abandonne pas le côté frondeur et parfois provocateur qui est sa marque de fabrique, mais s’engage dans un texte plus grave, pétri d’émotion, même s’il manie toujours l’humour et la dérision. Et pour cause : la thématique développée ici est l’histoire de ses parents, qui quittèrent le Liban en 1975 alors que le pays n’avait pas encore basculé dans la guerre, pour s’installer à Paris et y poursuivre leurs études. Ce départ provisoire deviendra définitif et le narrateur naît donc à Paris ; mais c’est un Paris qui ressemble étrangement à Beyrouth, tant par la nourriture qu’on y mange, la langue que l’on parle, l’étendue des liens familiaux et la fréquence des échanges qui les nourrissent que par les préoccupations quotidiennes et politiques de la maisonnée. Comment vit-on une guerre de loin quand les siens restés au pays y sont confrontés chaque jour ? Comment se module l’attachement au Liban vers lequel le retour est tout à la fois sans cesse envisagé et impossible ? Quelle est la part d’amour, de colère, de culpabilité, de dégoût et de nostalgie dans le lien indélébile à la terre des origines ? Toutes ces questions et bien d’autres se brassent et s’entretissent dans un texte sincère, parfois déroutant et profondément attachant. Rencontre avec l’auteur et retour sur la genèse d’un roman singulier.

Si vous deviez définir en peu de mots le sujet central de votre livre, que diriez-vous ?

Ce qui me semble vraiment central ici, c’est l’histoire de mes parents à partir du moment où ils quittent le Liban. Mais avant d’en arriver à raconter leur histoire, j’ai commencé deux autres livres que j’ai abandonnés en chemin. Le premier était un projet de livre sur la « révolution » de 2019. J’ai beaucoup écrit pour finalement me rendre compte que ce n’était pas à moi d’écrire ce livre, que je n’étais pas à ma juste place. Puis je me suis engagé dans un second livre dont le sujet était : ma guerre du Liban. Je voulais traverser cette guerre par le biais de l’écriture. Je me suis centré sur l’histoire des Joumblatt ; le livre commençait avec l’assassinat de Kamal Joumblatt et déroulait les quelques heures pendant lesquelles Walid Joumblatt prend conscience de ce qui lui arrive : il a perdu son père, il va prendre sa place, il va devenir à son tour un chef de guerre. J’ai écrit cent cinquante pages que j’ai envoyées à une amie qui vit au Liban. On était en pleine crise économique et sanitaire. Et cette amie m’a dit : pourquoi tu racontes la vie de ces gens-là ? Pourquoi tu te centres sur ces leaders qui nous ont fait tant de mal, qui nous ont pourri la vie ? Et à nouveau, j’ai pensé qu’elle avait raison, et j’ai abandonné ce projet. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que ce dont j’avais vraiment envie, c’était d’interroger mes parents. C’est devenu évident pour moi. Mon désir était de comprendre pourquoi j’étais né ailleurs, pourquoi mes parents avaient quitté le Liban, comment ils avaient traversé ce qui est devenu un exil pour eux et comment ils ont vécu cette guerre de loin. Après, je pense que je ne parlerai plus du Liban dans mes prochains livres.

À la lecture de votre livre, le lecteur est dans un balancement permanent entre le pacte autobiographique qui postule que l’auteur dit la vérité et qu’il faut le croire, et d’autres moments où il est évident que la fiction s’en mêle. Quel est pour vous le statut de ce texte ?

J’aurais volontiers parlé de docufiction pour ma part. Il y a en effet une part de documentation dans ma démarche et mon livre restitue cet aspect, mais en même temps j’assume totalement de tricher, de jouer avec mon lecteur, de le balader entre des passages qui sont vrais et d’autres qui ne le sont pas. J’écris d’ailleurs que je modifie le réel, que je choisis de qui et de quoi je veux parler et comment je veux en parler, tout en laissant certaines choses dans l’ombre ou même certaines personnes.

Oui, en effet et dès le début, vous dédiez ce livre à vos parents et à votre frère sans qui vous n’auriez pas vu le jour, mais dès la page suivante, vous listez les personnages de votre récit et le frère a disparu au profit d’une sœur. Vous écrivez aussi que vous trouvez du réconfort dans cette famille imaginaire…

Mon pacte avec le lecteur repose sur ce jeu-là. L’envie d’inventer cette sœur, c’est l’envie d’être plus libre dans mon récit. Mais je pourrais aussi souligner que mon père désirait une fille qu’il aurait appelée Yala. Il a même écrit un recueil de poèmes qui a pour titre ce prénom-là. Donc moi, je l’ai inventée, Yala. Je voulais donner de la place à un large panel de libanités, à différentes versions de ce que c’est que d’être libanais et ce personnage-là m’intéressait comme une version possible. Il y a bien sûr aussi une part de provocation dans le fait de dédier mon livre à un frère que je fais disparaître de la famille à la page suivante. Quant à cette idée de réconfort, disons qu’il me fallait modifier mes personnages afin d’arriver à une sorte d’équilibre qui me permettait d’être en paix avec le Liban. Il me fallait, à travers ces différentes versions de libanités, pouvoir dire : voilà, je suis né de ce Liban-là, de cette histoire-là, de ces histoires-là. Et raconter tout ça sans jugement ni moralisation, raconter des horreurs, des choses plus heureuses, créer une variété à travers laquelle je pouvais me sentir en paix et capable d’écrire.

Vous parlez de jeu et de provocation, mais il y a aussi dans ce texte de la gravité et de l’émotion, de cette émotion qui appartient forcément à la sphère intime et donc peu ou prou, autobiographique, non ?

Je dirais que tout le texte est sincère, que ce que je raconte soit inventé ou pas. J’ai du mal avec le pacte de vérité propre à l’autobiographie parce que même quand on raconte une histoire vraie, on la raconte différemment chaque fois, on la modifie en fonction de son propre état d’esprit ou des réactions de ceux qui vous écoutent. Il y a toujours une part de fiction dans nos récits. Donc je dirais qu’il y a une part de vérité dans tout ce qui est raconté ici et que mon narrateur est toujours sincère.

Un de vos personnages, Élias, a un parcours très troublant ; on le suit depuis son engagement propalestinien des débuts jusqu’à son retournement et son soutien à Élie Hobeïka. Élias est l’oncle du narrateur donc forcément un proche.

À une époque, ces parcours suscitaient mon incompréhension et ma colère. Je ne les comprenais pas. Je pense aujourd’hui que je suis chacun de mes personnages, le communiste aux idéaux généreux qui retourne sa veste, le chrétien prêt à tout pour défendre son village, la religieuse qui accueille tout le monde alors qu’elle vit dans le dénuement, le Palestinien qui s’arme pour se défendre, etc. Je me demande souvent : qu’est-ce que j’aurais fait moi-même si j’avais été dans leur situation ? Et ma réponse est : je suis tous ceux-là. Ils ont tous à la fois raison et tort. Il n’y a plus de point de vue moral et j’aime tous mes personnages.

Vous évoquez vos parents avec beaucoup d’amour et en particulier ce père qui voulait être écrivain et qui n’a pas reçu la reconnaissance attendue. Vous parlez même de « sa parole devenue mienne » et vous vous dites comme « en mission » avec ce livre. De quelle mission s’agit-il ? Celle de lui rendre hommage ?

Oui, certainement. Mais en même temps, mon père a choisi de ne pas rechercher la reconnaissance et j’admire ça chez lui. J’admire aussi cette liberté de parole qu’il a dans l’oralité, même si elle comporte sa part de violence. Je me suis sans doute donné pour mission de reprendre à mon compte cette liberté de parole dont je me sens être l’héritier et d’en faire quelque chose. En la canalisant, en retravaillant cette parole, il est possible d’en faire quelque chose, de l’inscrire dans un objet littéraire.

Vous écrivez de très belles lignes sur le silence de votre père, disant même qu’un jour, vous deviendrez muet comme lui. Et vous achevez votre livre sur une citation de Khalil Gibran sur le silence.

Oui, je trouve que se taire est admirable. C’est la politique qui m’a fait aimer le silence, tous ces discours creux, tous ces mensonges, toutes ces compromissions. Dans beaucoup de situations, il me semble que le silence est l’attitude la plus juste et la plus sincère. Le silence est plus juste que tous les mots qu’on pourrait employer, par exemple pour décrire la folie, l’injustice, la souffrance qui est le lot de la vie des Libanais aujourd’hui. Ce qui se passe au Liban est au-delà des mots. Alors oui, ma grande réussite en tant qu’écrivain sera de me taire. Je le pense vraiment. Là, j’ai encore besoin d’écrire, j’ai encore des choses à dire et à écrire, mais parvenir à me taire serait l’acmé de mon parcours d’écrivain.

Finissons par ces mots singuliers que vous écrivez : « Se dégager de son faux moi, cesser d’être Sabyl, d’être un écrivain libanais, sont les trois tâches que j’essaie d’accomplir sans cesse. » Pouvons-nous revenir là-dessus ?

J’écris ces mots en évoquant Miró qui est un peintre à qui je voue un culte. Il affirme qu’il voudrait devenir un Catalan international, parce qu’un Catalan casanier n’a, ni n’aura, aucune valeur dans le monde. Miró essayait de garder une distance avec ses origines et c’est cette distance qui lui permet de peindre ses plus beaux tableaux. Je voudrais moi aussi parvenir à me dégager de ma libanité, aller au-delà de que j’ai pu penser jusque-là, et raconter à partir d’une distance, d’un équilibre par rapport à mes différents personnages. Je voudrais sortir de tous les jugements que j’ai pu formuler en tant que Libanais, oublier que je suis libanais parce que c’est là où sont mes larmes, mes coups de sang, mes coups de tête. C’est en oubliant que je suis libanais que j’arriverai à parler à nouveau du Liban, en me dégageant de mon moi de surface pour atteindre quelque chose de plus vaste et de plus universel.

Beyrouth-sur-Seine de Sabyl Ghoussoub, Stock, 2022, 316 p.

Directeur du Festival du film libanais de Beyrouth de 2011 à 2015, Sabyl Ghoussoub a été le commissaire de l’exposition photographique C’est Beyrouth qui s’est tenue en 2019 à l’Institut des cultures de l’islam à Paris et qui a connu un vif succès. Son premier roman, Le Nez juif, paru à l’Antilope en 2018, a été très favorablement accueilli par la critique et par le public,...

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