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La femme invisible

Dans un quartier d’une ville japonaise jamais nommée, il y a une femme qui porte toujours une jupe violette. Régulièrement, elle se rend au parc, s’assoit sur le banc le plus au fond et mange une brioche à la crème.

La femme invisible

D.R. / Mercure de France

La Femme à la jupe violette de Natsuko Imamura, traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon, Mercure de France, 2022, 128 p.

Dans un quartier d’une ville japonaise jamais nommée, il y a une femme qui porte toujours une jupe violette. Régulièrement, elle se rend au parc, s’assoit sur le banc le plus au fond et mange une brioche à la crème. Rien en elle ne suscite la moindre curiosité, elle est presque invisible. Sauf que la narratrice la suit partout et l’observe constamment à la dérobée. D’emblée, cette situation de départ éveille la curiosité du lecteur pour un personnage totalement dépourvu d’intérêt. C’est là tout le paradoxe de La Femme à la jupe violette, le premier roman traduit en français de Natsuko Imamura. Née à Hiroshima en 1980 et auteure de quatre précédents ouvrages, Imamura a reçu pour celui-ci le prix Akutagawa, l’un des plus prestigieux prix littéraires au Japon.

Ce n’est que tard dans le roman que l’on découvre les noms respectifs des deux héroïnes. En effet, la narratrice nomme toujours l’autre protagoniste « la femme à la jupe violette », tandis qu’elle se désigne elle-même comme « la femme au cardigan jaune ». C’est comme si toutes les deux ne méritaient ni nom ni prénom, et que les désigner par une pièce de vêtement et une couleur était plus que suffisant, tant elles sont insignifiantes.

Bien que la femme au cardigan jaune ne cesse d’espionner la femme à la jupe violette, on n’apprend que très peu de choses sur cette dernière. Cela n’est pas dû à une quelconque omission de la part de la narratrice, mais au fait qu’il n’y a pratiquement rien à savoir sur le compte de la femme à la jupe violette : la trentaine bien avancée, elle vit seule et n’a pas d’amis ; elle ne trouve que des boulots temporaires et il lui arrive de rester longtemps au chômage ; elle se rend souvent au parc du quartier pour s’assoir sur un banc, toujours le même, et déguster sa brioche ; et c’est tout. Sa vie ne recèle aucun mystère.

Pourquoi alors la femme au cardigan jaune ne cesse-t-elle de surveiller la femme à la jupe violette ? « J’aimerais devenir amie avec la femme à la jupe violette. Mais comment ? », dit-elle, ce qui n’élucide aucunement ses motivations psychologiques. Petit à petit, la curiosité du lecteur se détache de la femme à la jupe violette pour se focaliser sur la narratrice. C’est son obsession qui fascine, obsession non pour quelqu’un qui serait doté d’une qualité enviable comme la beauté, la célébrité, l’intelligence ou la réussite professionnelle (ce qui est souvent le cas dans les films et les romans où un personnage épie obsessionnellement un autre), mais pour une personne aussi insignifiante qu’elle.

Enfin, par une habile manipulation, elle réussit à la faire embaucher comme femme de ménage dans l’hôtel où elle-même travaille. C’est l’occasion pour Natsuko Imamura de faire la satire du milieu professionnel au Japon. À l’hôtel règnent en effet des conditions de travail à la fois comiques et sinistres. La hiérarchie y est tellement implacable qu’elle ressemble à un système de castes. Les échanges humains y sont tellement ritualisés qu’ils annulent par avance toute possibilité de rapports quelque peu spontanés ou chaleureux.

Parfois, la narratrice rapporte des scènes qui se passent à l’hôtel et desquelles elle semble absente. Comment a-t-elle pu savoir ceci ou cela, se demande-t-on alors ? A-t-elle des hallucinations, ou bien s’est-elle métamorphosée subrepticement en un narrateur omniscient ? Et puis, progressivement, on se rend compte qu’elle a en fait assisté à toutes ces scènes, mais en tant qu’observatrice silencieuse, totalement effacée et dont personne ne remarque jamais la présence – elle est presque un fantôme. Ainsi s’aperçoit-on de la solitude effroyable qui l’enveloppe, une solitude dont elle n’a pas conscience.

La femme au cardigan jaune n’a aucun accès à sa propre vie interne, elle semble ne pas éprouver d’émotions. Le lecteur sait qu’elle est infiniment malheureuse, mais elle-même ne s’en rend pas compte. Elle n’a qu’un seul désir : vivre par procuration, exister à travers autrui, être n’importe qui, pourvu que ce soit quelqu’un d’autre. Elle se déteste tellement qu’elle est prête à échanger sa vie contre celle de la non moins malheureuse et invisible femme à la jupe violette.


La Femme à la jupe violette de Natsuko Imamura, traduit du japonais par Mathilde Tamae-Bouhon, Mercure de France, 2022, 128 p.Dans un quartier d’une ville japonaise jamais nommée, il y a une femme qui porte toujours une jupe violette. Régulièrement, elle se rend au parc, s’assoit sur le banc le plus au fond et mange une brioche à la crème. Rien en elle ne suscite la moindre...

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