Critiques littéraires Romans

Elif Shafak : plaidoirie pour les exilés de tous les pays

Elle n’a jamais mâché ses mots ni caché ses griefs, faisant toutefois la part belle aux nuances. La justice et l’équité pour tous, pays et citoyens du monde, sont sa devise. Elle y inclut aussi la cause des femmes qu’elle défend âprement.

Elif Shafak : plaidoirie pour les exilés de tous les pays

D.R.

L’Île aux arbres disparus d’Elif Shafak, traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet, Flammarion, 2022, 428 p.

Elif Shafak, romancière turco-britannique, se veut la voix et la porte-parole des mille et une teintes de la terre de Mustafa Kemal Atatürk, née des ruines de l’Empire ottoman défait à la suite de la Première Guerre mondiale.

État moderne qui s’enrichit par son industrie, ses productions et qui fraie son chemin dans une évolution d’ouverture, surtout en briguant une place au milieu de la communauté européenne, la Turquie reste toutefois entachée par les conflits arménien, assyrien et grec pontique.

Problèmes et évocations qui fâchent, et c’est justement un peu ce dernier volet, à travers une Chypre toujours blessée et à plus de 37% occupée par la Turquie, que traite le dernier opus de l’auteure de La Bâtarde d’Istanbul où Armanoush, jeune Arménienne, découvrait ses origines du pays de Sayat Nova ainsi que l’histoire d’un passé douloureux… Poursuivant sa traque des zones d’ombre, à polémiques et à dissensions jamais encore sérieusement élucidées ou réglées, Elif Shafak plante le décor de son nouveau roman L’Île aux arbres disparus dans une Chypre déchirée par la guerre civile.

Elle dissèque la tranche d’histoire d’une île toujours divisée (« Nicosie, aujourd’hui la seule capitale divisée du monde », écrit-elle dès les premières pages) où des demeures de rêve sont sans propriétaires et où les arbres ne poussent plus faute d’entretien et de vivants. Comme Le Cri, la toile expressionniste du norvégien Edvard Munch (est-ce cette œuvre picturale de l’angoisse existentielle qui a déclenché le premier jet de l’inspiration de l’écrivaine ?), le livre, s’ouvre et se clôt sur la bouche d’une adolescente qui lance un son interminable. Alerte, appel à l’aide, rage, peur, demande de secours et de compréhension ? Tout cela à la fois ! L’adolescente prénommée Ada manifeste ainsi son malaise et son mal de vivre dans un cours d’histoire au lycée Brook Hill au nord de Londres.

Rêve ou cauchemar pour une renaissance ? Entre ces deux cris, ces deux limites, il y a la rencontre en 1978 du Grec Kostas Kazantzakis et d’une jeune fille turque, Defne, dans une Chypre, non paradis insulaire et touristique, mais enfer de guerre civile. Entre chute de la dictature des colonels grecs et appétit d’annexion d’Ankara qui impose une partition et une ligne verte connue sous le nom de « ligne d’Attila » par les Turcs. Dans ce climat de violence et de haine, comment concilier l’amour et en parler ? C’est ce que tente Elif Shafak à travers des personnages attachants et profondément humains, débordant d’élans, de générosité mais aussi de contradictions et de doutes, aux attentes déçues pour une paix et une stabilité durables.

Loin de toutes les horreurs de la guerre émerge l’histoire d’Ada et de ses parents émigrés des pays du soleil vers les brumes de la blonde Albion. Solitude du père qui jardine pour compenser la perte de sa femme et se consoler en retrouvant un peu de chaleur de son île enchantée et enchanteresse. Pour cela, il retrouve souvent un figuier dont il a emporté la bouture dans sa valise lors de sa fuite qui s’avère une définitive émigration ! Figuier qui a droit à la parole dans ces pages qui témoignent du déracinement. Un arbre des pays chauds, à l’éloquence émouvante, qui survit dans le froid de l’exil.

Ce livre entre histoire d’amour contrariée et douleur de quitter à contrecœur une terre natale où il fait bon vivre, est parfaitement proche des lecteurs du Proche-Orient (Liban, Syrie, Jordanie, Palestine) où les embrasements sanglants n’en finissent plus, perturbant et bouleversant la vie d’innocents citoyens condamnés à s’exiler et trouver la paix ailleurs que dans leurs pays d’origine.

Elif Shafak a plus d’un tour de magie sous sa plume dans ce roman grouillant de personnages inattendus. Tel ce figuier dont le discours est original et rejoint le verbe poétique de Minou Drouet : « Arbre mon ami ».

Écrit avec simplicité, émotion et compassion, ce roman est au plus près du sort et du destin des Libanais. Des Libanais toujours dans le vent de la tourmente, qui savent absolument ce que veut dire exil, déracinement, société cafouilleuse, faillite, dissensions insolubles, mémoire agressée, attachement aux jardins perdus.


L’Île aux arbres disparus d’Elif Shafak, traduit de l’anglais par Dominique Goy-Blanquet, Flammarion, 2022, 428 p.Elif Shafak, romancière turco-britannique, se veut la voix et la porte-parole des mille et une teintes de la terre de Mustafa Kemal Atatürk, née des ruines de l’Empire ottoman défait à la suite de la Première Guerre mondiale.État moderne qui s’enrichit par son...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut