Critiques littéraires Version originale

Parce que ceci n’est pas un chewing-gum

Parce que ceci n’est pas un chewing-gum

Nina Simone par Michael Ochs D.R.

Nous sommes le 1er juillet 1999. Sur la scène du festival de Meltdown, à South Bank, une légendaire Nina Simone avance avec difficulté vers le piano Steinway et vers ce qui sera un de ses derniers concerts londoniens. Cette année-là, c’est Nick Cave qui est le directeur du festival avec dans la salle Warren Ellis, son acolyte de toujours, notamment dans les groupes de rock des Bad Seeds puis de Grinderman.

La description de cette entrée sur scène qu’en fait aujourd’hui Ellis dans Nina Simone’s Gum (Le Chewing-gum de Nina Simone, en cours de traduction en français, et dont la parution est annoncée en octobre aux éditions Quai Voltaire/La Table Ronde) est frappante. Elle arrive épuisée, avec « this look of tired defiance on her face » (« avec ce regard fatigué de défiance sur son visage »*), s’installe, éponge son front avec une serviette blanche, retire la gomme de sa bouche et donne l’impression de la coller sur le piano, mais en fait la pose sur la serviette.

Elle vient de loin, Nina Simone, défiant depuis les années cinquante tout le système. Elle aura peut-être été la plus rebelle elle qui, comme l’écrit Cave dans une magnifique introduction, « taught us everything we needed to know about the nature of artistic disobedience » (« nous a appris tout ce que nous devions savoir sur la nature de la désobéissance artistique. »*), elle qui, venant d’une formation de piano classique, a été très tôt contrainte, presque par hasard, en tout cas par tout un système discriminatoire alors en place, de chanter aussi. On sait à quel point elle sublimera cette contrainte.

Le concert a donc lieu, la salle est en transe et Ellis lui-même entre dans un état de sidération qui l’empêchera de se souvenir quasiment du moindre détail de ce moment, si ce n’est de ce chewing-gum sur lequel l’empreinte des dents est encore visible, et qu’il va discrètement subtiliser, ainsi que la serviette, en fin de représentation, une fois la scène à nouveau vide. Il range le tout dans un sac jaune de Tower Records et ce qui commence comme du fétichisme un peu drôle, de groupie, va prendre au fil des ans une ampleur insoupçonnée et une tournure très émouvante. Il n’en parle quasiment à personne, ouvre la serviette régulièrement durant quelques années, puis à partir de 2004, donc après la mort de Nina Simone, passe du besoin de savoir que la gomme est encore bien là à la peur de découvrir qu’elle n’est plus là, et finit donc par ne plus toucher au sac.

Si Ellis garde et répertorie depuis tout jeune des objets en apparence insignifiants, s’il s’en entoure comme autant de totems desquels il tire des forces invisibles, pour autant cette gomme prend alors une dimension presque sacrée, un peu à la manière du dernier souffle de Thomas Edison contenu dans un tube à essai scellé, exposé au Henry Ford Museum dans le Michigan… « The idea that it was still in her towel was something I had drawn strength from. » (« L’idée qu’il était toujours dans sa serviette représentait quelque chose dont j’avais tiré de la force. »*)

La question de la gomme est pour la première fois mentionnée publiquement en 2014 par Nick Cave dans une scène sidérante du documentaire 20,000 Days on Earth. Cave se souvenait lui aussi du geste de Nina Simone, mais n’avait aucune idée de ce que Warren Ellis avait entrepris par la suite ! Dans un enchaînement d’événements improbables, le chewing-gum finit par faire partie, vingt-et-un ans après, de l’exposition Stranger than Kindness à la Royal Danish Library de Copenhague, dans le Hallway of Gratitude de Nick Cave. Il est exposé sous cloche, à température contrôlée, trônant sur une structure en marbre sur mesure. Il est, à la même époque, moulé, et reproduit en argent et en or notamment par l’amie d’Ellis la styliste anversoise Ann Demeulemeester, qui en tire des bagues…

La démarche d’Ellis, même si elle commence par être tâtonnante et un peu maladroite, finit par faire de cet objet plus qu’un objet, une relique, la relique d’un des plus grands concerts de son existence, et finit par faire de ce chewing-gum un véritable artefact. Une démarche qui renvoie très directement au Musée de l’innocence d’Orhan Pamuk dans le quartier de Beyoğlu à Istanbul, collectant des objets en apparence banals mais qui, accumulés, deviennent comme autant de capsules temporelles racontant l’histoire intime de la ville et des êtres qui l’ont traversée.

Mais au-delà des objets qui, avec la bonne dose d’amour et d’attention peuvent revêtir un sens qu’ils n’auraient sinon jamais eu, la beauté de ces pages tient dans le lien qui est fait avec la musique, son pouvoir transcendant et la manière dont elle transfigure. Tel un suaire, la relique d’abord jalousement cachée puis exposée à tous devient le seul témoin d’un moment d’histoire, d’une communion qui a tous les atours d’une expérience spirituelle, sinon religieuse. Warren Ellis décrit à merveille la lutte implacable, durant ce concert de 1999, entre le corps et la voix de la grande prêtresse, et le moment où la jonction entre les deux s’opère. Dès le deuxième morceau, « her voice lifted and she seemed reborn. She pounded the keys and her voice railed in defiance against her body. You could see her acknowledging the audience’s scream and adulation. You could see her absorb it, fuelled by it, tapping into the genius that had defined her all her life. A total transformation and transcendence beyond the physical kind of problems she was having; shed of her physical problems, some inner force taking over. Summoning herself to her own rescue. Dr Nina Simone. » (« sa voix s'est élevée et elle semblait renaître. Elle a martelé les touches [du piano] et sa voix a défié son corps. On pouvait la voir reconnaître les cris et l'adulation du public. On pouvait la voir les absorber, s'en nourrir, puiser dans le génie qui l'avait définie toute sa vie. Une transformation et une transcendance totales, au-delà des problèmes physiques qu'elle rencontrait ; débarrassée de ses problèmes physiques, une force intérieure prenant le dessus. Elle s'appelait elle-même à son propre secours. Dr Nina Simone. »*)

La messe est dite, ce n’est soudain plus un chewing-gum, mais un reste de grâce. Une part d’éternité.

*notre traduction

Nous sommes le 1er juillet 1999. Sur la scène du festival de Meltdown, à South Bank, une légendaire Nina Simone avance avec difficulté vers le piano Steinway et vers ce qui sera un de ses derniers concerts londoniens. Cette année-là, c’est Nick Cave qui est le directeur du festival avec dans la salle Warren Ellis, son acolyte de toujours, notamment dans les groupes de rock des Bad Seeds...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut