Près de 30 morts et des centaines de blessés. L’annonce lundi par le clerc chiite Moqtada Sadr de son retrait définitif de la vie politique irakienne a donné lieu à la séquence la plus violente qu’ait traversée le pays depuis les élections législatives d’octobre 2021. Et ravivé dans le sang les craintes relatives à un conflit armé intrachiite. « La profonde scission actuelle au sein de la “maison chiite” est sans précédent depuis l’invasion américaine en 2003, et sa durée approche d’un an sans aucun signe de fin », rappelle d’emblée Massaab al-Aloosy, chercheur sur l’Iran, l’Irak et les groupes armés chiites. « Le risque de conflit intrachiite est très possible, en particulier compte tenu des problèmes aggravants de l’Irak touchant tous les horizons, de l’économie à la pénurie d’eau. »
Les sources de ces tensions sont plurielles, et mêlent soif de pouvoir et positionnement vis-à-vis du voisin iranien. Dans les rôles principaux, deux protagonistes : d’un côté Moqtada Sadr, de l’autre le Cadre de coordination chiite. Le premier est un leader populiste habitué des coups d’éclat, des sorties fracassantes et des retours en grande pompe. Opposant historique à l’occupation américaine, il s’est fait le chantre, au cours de ces dernières années, d’un nationalisme chiite distant de la République islamique. Mais l’infiltration sadriste au sein de l’État irakien rend sa rhétorique anticorruption peu crédible et souligne combien sa posture relève aussi d’une stratégie de conquête du pouvoir : exploiter le levier anti-iranien pour mieux s’affirmer face à ses concurrents dans la course à la plus grosse part du gâteau irakien.
Le Cadre de coordination pour sa part est soutenu par Téhéran et regroupe plusieurs formations, dont la Coalition pour l’État de droit de l’ancien Premier ministre Nouri el-Maliki, vieil ennemi de Sadr, ou encore l’Alliance du Fateh, bras politique de la coalition paramilitaire du Hachd al-Chaabi, largement liée à l’Iran. Or, depuis sa victoire à l’issue du scrutin d’octobre, Moqtada Sadr l’a promis à ses partisans : il tâchera de former un gouvernement de majorité et rompra avec la culture du consensus qui prévalait jusque-là en renvoyant ses rivaux dans les rangs de l’opposition. Sans succès. Après des mois de tergiversations, le verdict est tombé : Sadr a échoué, du fait notamment des manœuvres du camp adverse visant alors à déstabiliser ses ex-alliés, à commencer par le KDP kurde. Aux attaques de roquettes ciblant la région autonome du Kurdistan se sont conjuguées une instrumentalisation de la justice et une série d’assassinats de commandants sadristes.
Avec le trublion irakien cependant, aucun point final ne l’est vraiment. Et après avoir exigé de ses députés fin juillet leur démission, le puissant clerc a ordonné à ses fidèles de prendre d’assaut la zone verte ultrafortifiée de Bagdad et de s’emparer du Parlement. Début août, il réclame la dissolution de la Chambre et l’organisation d’élections anticipées. Et lundi, l’annonce de son retrait conduit de nouveau ses partisans vers la zone verte où ils sont parvenus à envahir le siège du gouvernement. Des combats ont ensuite éclaté jusqu’à hier dans la journée entre affidés du clerc et ceux du Cadre qui organisaient alors une contre-manifestation. Bilan : au moins 30 morts côté sadriste et plus de 570 blessés. Lundi dans la nuit, Sadr avait pourtant déclaré entamer une grève de la faim jusqu’à ce que l’utilisation des armes cesse. Face à une situation devenue incontrôlable, le clerc a durci le ton mardi, au cours d’une conférence de presse organisée dans son fief de Najaf. « Si tous les membres du Courant sadriste ne se retirent pas dans les 60 minutes de partout (à Bagdad), même du sit-in (devant le Parlement), je les désavouerai », a-t-il lancé, présentant dans la foulée ses excuses « au peuple irakien, seul affecté par les événements ». « Honte à cette révolution. Peu importe qui en est l’initiateur, cette révolution, tant qu’elle est entachée de violence, n’en est pas une », a-t-il fustigé. Fidèle à son imprévisibilité légendaire, il est allé jusqu’à remercier les forces de sécurité et les membres du Hachd. Ses partisans se sont ensuite retirés hier de la zone verte et l’armée a immédiatement annoncé la levée du couvre-feu décrété la veille dans tout le pays.
Allégeance
Les dernières sorties de Moqtada Sadr semblent prouver qu’il n’est en réalité pas prêt à quitter la scène politique, mais qu’il souhaite à la fois faire la démonstration de sa force – il est la seule figure à pouvoir mobiliser et démobiliser la rue au doigt et à l’œil – tout en cherchant une parade aux critiques l’accusant de jouer avec la vie des Irakiens.
Bien qu’il ait refermé cette séquence presque aussi rapidement qu’il l’a ouverte, celle-ci reste emblématique du degré de tensions qui non seulement paralyse le pays, mais pourrait le faire sombrer dans le chaos. Car cette énième manœuvre est intervenue dans un contexte bien particulier, à savoir l’annonce surprise dimanche par le grand ayatollah Kazem Husseini Haeri – qui réside aujourd’hui dans la ville sainte de Qom – de son renoncement à la position de dignitaire de référence (marja’) au sein de la Marjaiya de Najaf et de son départ à la retraite pour des raisons officielles de santé. Or lui qui compte au sein de sa base une majorité de sadristes a appelé les siens à prêter allégeance au guide suprême iranien Ali Khamenei plutôt qu’au centre spirituel chiite de la ville sainte irakienne de Najaf. Un affront à l’égard de la plus haute autorité religieuse du pays, le grand ayatollah Ali Sistani, mais aussi une claque assénée à Moqtada Sadr, à la tête d’un grand mouvement politique et social à l’identité religieuse bien ancrée.
« La décision prise par l’ayatollah Haeri est un coup porté aux références religieuses de Sadr en tant que clerc. Sadr n’a pas un statut clérical élevé et, par conséquent, la décision de Haeri peut être interprétée comme une attaque indirecte contre lui mais avec un succès limité », analyse Massaab al-Aloosy. « En d’autres termes, malgré ce faible statut clérical, Sadr continue d’avoir un large public parmi les chiites irakiens et cela ne sera pas énormément affecté par les critiques de Haeri », poursuit-il. « La relation de Haeri avec Moqtada Sadr est tendue depuis le milieu des années 2000 et ne peut pas causer plus de conflits parmi les sadristes que par le passé. Très probablement, cette déclaration retournera les sadristes contre Haeri et montrera la division générationnelle entre eux », explique dans un tweet la chercheuse Marsin Alshamary.
Ces récents événements peuvent cependant marquer un tournant. Car jusqu’ici, nombre d’analystes considéraient qu’un conflit intrachiite relevait d’une ligne rouge non seulement pour le grand ayatollah Ali Sistani, mais aussi pour Téhéran. Et jusqu’ici, la République islamique a effectivement joué sa partition en tentant de réconcilier la maison chiite et d’amener Sadr – qui lui hérisse le poil – au consensus. En vain. « Il est évident que l’annonce (de Haeri), compte tenu à la fois de son timing et de sa formulation, peut être considérée comme induite (ou forcée) par les dirigeants de son pays de résidence, l’Iran », évoque dans un fil sur Twitter Abbas Kazem, directeur de la Iraqi Initiative au sein de l’Atlantic Council. La démarche du grand ayatollah Haeri « indique le changement de politique de l’Iran » qui passe « d’un acteur conciliant tentant de contenir Sadr à une partie de plus en plus agacée par son approche », souligne Massaab al-Aloosy. « Alors qu’un conflit entre Sadr et le Cadre devient imminent, l’Iran se rangera naturellement du côté du Cadre et cela pourrait être le facteur décisif dans le conflit. »
Sur les réseaux sociaux, nombre d’Irakiens expriment lassitude et colère. Si Sadr et le Cadre occupent l’espace grâce à la puissance des armes, ils sont loin de susciter l’adhésion de la majorité, qui ne s’est d’ailleurs pas rendue aux urnes en automne dernier. Sadr comme les milices liées au Cadre sont armés jusqu’aux dents. Sadr comme le Cadre ont tenté d’étouffer le soulèvement d’octobre 2019. « Après nous avoir amenés au bord du gouffre et avoir vu le précieux sang irakien couler, il sera intéressant de voir si l’élite politique irakienne mûrit, fait des compromis et forme un gouvernement. Dix mois et demi de retard, c’est toujours mieux que jamais. L’Irak mérite mieux », évoque dans un tweet Hassan Haddad, hébergeur du podcast Iraqi voices et rédacteur au sein de la plateforme Iraqi Thoughts.
commentaires (3)
Pendant ce temps là, le pétrole rapporte comme jamais...
F. Oscar
09 h 03, le 01 septembre 2022