La grève des juges enclenchée il y a huit jours va se poursuivre jusqu’à nouvel ordre. C’est ce qu’a décidé le corps de la magistrature au cours d’une assemblée générale à laquelle le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) présidé par Souheil Abboud a convié les juges. La tenue d’une telle réunion est très rare, puisqu’elle n’a lieu qu’en cas de circonstances exceptionnelles, comme l’est aujourd’hui le contexte de décrépitude économique qui empêche les magistrats d’assurer leur subsistance. De manière inédite, le CSM – qui s’est solidarisé avec les revendications des présents – a en outre déclaré ses réunions ouvertes, jusqu’à ce que les exigences des juges liées à des conditions de travail dignes soient satisfaites.
Dans la salle de la Cour de cassation du Palais de justice de Beyrouth, plus de 400 juges (sur environ 550) ont participé à l’assemblée, exprimant leurs appréhensions et attentes.
Le mouvement de grève a ainsi fait un effet boule de neige, ayant été suivi pour la première fois hier par un nombre aussi considérable de magistrats. Alors qu’auparavant, c’était notamment les membres du Club des juges qui exécutaient les décisions d’arrêt de travail, celles-ci sont à présent suivies par la quasi-totalité des magistrats, tant les difficultés sont désormais insoutenables.
Selon des magistrats qui se trouvaient dans la salle, le CSM aurait été informé d’un transfert imminent de 19,8 milliards de livres, qui serait opéré par le ministère des Finances, en vue de renflouer la caisse mutuelle des juges. En juin dernier, la Banque du Liban avait pris une mesure permettant aux juges de retirer leur salaire au taux de 8 000 LL pour un dollar. Mais elle a aussitôt été suspendue en raison de vifs remous qu’elle avait suscités, notamment dans les rangs des fonctionnaires, qui avaient dénoncé une « inégalité de traitement ».
Mourir, se laisser corrompre ou émigrer
En réponse à une question de L’Orient-Le jour, une magistrate, interrogée à l’issue de l’assemblée tenue à huis clos, reconnaît que le mouvement de grève porte atteinte au cours de la justice et nuit aux justiciables. Toutefois, pour elle, la solution n’est pas entre les mains de la magistrature, mais dépend du gouvernement. « Je ne suis pas en mesure d’œuvrer à restituer à mes concitoyens leurs droits, alors que la caste dirigeante me prive de mes droits les plus élémentaires », lâche-t-elle. Sur les marches du Palais de justice, sa collègue âgée de 31 ans se demande comment il lui serait possible de poursuivre sa carrière. « Je gagne 4 millions de livres par mois (moins que 120 dollars au taux du marché), alors que la dernière visite au pédiatre de ma fille m’a coûté 2,9 millions (le prix de deux vaccins et d’une consultation) », indique-t-elle à L’OLJ. À ses côtés, son confrère calcule, pour sa part, qu’il doit remplir le réservoir de sa voiture pour 600 000 LL chaque jour où il se rend à son travail au Palais de justice de Saïda. Un autre juge affirme qu’il a reçu, avec quinze jours de retard, son salaire de juillet, amputé de 800 000 LL, l’équivalent d’une taxe qui est imposée à son maigre revenu de 6 millions de livres.Un jeune magistrat raconte qu’il a reçu de l’école de son fils une facture de 3 000 dollars qu’il doit payer en espèces. « Notre caisse mutuelle m’a aidé à hauteur de… 20 millions de livres (590 dollars) ! » se désole-t-il.
Outre les salaires dérisoires, on invoque « un contexte d’insalubrité et de manque d’hygiène » dans les lieux de travail. « Au bureau, je fais mes recherches dans la pénombre, tout en suant en l’absence de climatisation », se plaint une magistrate.
C’est également « l’humiliation morale » qui est évoquée. Un proche du CSM rappelle que les permutations décidées par l’autorité judiciaire restent depuis deux ans et demi dans les tiroirs du président de la République. Il précise dans ce cadre que lors de l’assemblée générale, décision a été prise d’œuvrer d’arrache-pied à l’adoption de la loi sur l’indépendance de la justice.Ce haut magistrat résume dans les termes suivants le traitement administré par les dirigeants à l’ensemble des juges : « Pour échapper à l’indigence dans laquelle elle nous a entraînés, la classe au pouvoir nous demande soit de mourir en nous contentant de nos salaires misérables, soit de nous laisser corrompre pour arrondir nos fins de mois, soit d’émigrer pour tenter, loin du pays, d’avoir un avenir moins gris. »
Des bons à rien juste intéressés par leur niveau de vie, au lieu de faire leur devoir et de juger et condamner les responsables de la décrépitude de leur pouvoir d’achat…
16 h 16, le 24 août 2022