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Société - Enquête

Rémunération des juges : « l’ingénierie judiciaire » de Riad Salamé

Le dispositif de la BDL permettant aux juges de retirer leur salaire à un taux de change préférentiel a été suspendu hier « jusqu’à nouvel ordre », selon une source bancaire. Mais la confusion autour du mécanisme reste totale. Comment a-t-il été financé ? Quel est le rôle de la banque centrale ? Dans quel cadre légal s’inscrit-il ? « L’Orient-Le Jour » s’est penché sur les coulisses d’un dossier géré dans une totale opacité.

Rémunération des juges : « l’ingénierie judiciaire » de Riad Salamé

Le siège de la Banque du Liban à Beyrouth. Photo d’illustration João Sousa

Début juillet, un cadre d’une banque libanaise reçoit un coup de fil du département de la trésorerie de la Banque du Liban (BDL) qui lui annonce la mise en place d’un nouveau dispositif permettant d’améliorer le pouvoir d’achat des juges. Le mécanisme est simple : les salaires en livres transférés par la Caisse mutuelle de la magistrature pour le mois de juin seront convertis par la banque en « lollars » au taux officiel (1 507,5 LL/USD), qui pourront ensuite être retirés au taux de 8 000 LL pour un dollar. Autrement dit, par ce simple biais, les bénéficiaires voient leur rémunération en livres multipliée par plus de cinq. Par exemple, un juge gagnant 4 100 000 LL – le salaire de base d’un magistrat – obtient via le mécanisme discrétionnaire de la BDL 22 millions de LL après le retrait de ses « lollars » en livres.

Aucune circulaire

Selon plusieurs sources interrogées par L’OLJ, cette mesure serait le produit d’un lobbying mené par certains éléments de la magistrature, la profession faisant face – à l’instar de l’ensemble de la fonction publique – à la violente dégradation des salaires, qui oscillent désormais, selon la position hiérarchique, entre 150 et 350 dollars au taux du marché parallèle. Surpris, l’employé de la banque demande si la BDL prévoit de publier une circulaire à ce sujet, avant de se voir répondre par la négative. La BDL envoie par la suite un simple courriel à la banque mentionnant la liste des juges concernés avec leurs numéros de compte. Les sources interrogées n’ont pu déterminer précisément comment la BDL a obtenu cette liste, certaines avançant que c’est probablement la Caisse mutuelle des magistrats qui l’a fournie.

Dans la foulée, le cadre de banque reçoit un second coup de fil : son interlocuteur précise cette fois qu’étant donné la sensibilité du sujet, c’est aux magistrats eux-mêmes de faire officiellement la demande à leur banque pour bénéficier du mécanisme, ce que feront plus de la moitié des juges domiciliés dans son établissement. À peine révélée, la nouvelle crée la polémique dans un contexte social particulièrement tendu, où les fonctionnaires sont en grève ouverte depuis le 13 juin. D’autant qu’ils ont fait de la conversion de leurs salaires au taux de 8 000 LL/USD une de leurs revendications principales, jusqu’ici sans succès.

Grand angle

Être juge dans un Liban en crise

Dans un premier temps, le gouvernement tente de balayer la polémique. Le ministre sortant de la Justice, Henri Khoury, lui-même ancien juge, déclare le 15 juillet à L’OLJ que « la remise à niveau des salaires est essentielle pour que les magistrats puissent continuer à rendre la justice ». Contactés afin de savoir si le cabinet a officieusement donné son accord préalable à la BDL sur l’adoption de ce mécanisme, ni M. Khoury ni le porte-parole du Premier ministre Nagib Mikati n’ont répondu. Trois jours plus tard, c’est au tour du pouvoir judiciaire de monter au créneau : dans un communiqué conjoint, le Conseil supérieur de la magistrature, le Conseil d’État et la Cour des comptes justifient qu’il « est impossible d’organiser le travail des juges (…) sans leur assurer un salaire adéquat ».

Les défenseurs du dispositif assurent que cette hausse salariale est neutre pour les caisses de l’État. Une source proche du ministre de la Justice affirme même à L’OLJ que c’est la Caisse mutuelle de la magistrature qui prend en charge le différentiel de change. Cependant, toutes les sources bancaires consultées par L’OLJ font entendre un autre son de cloche : « La Caisse transfère les salaires en livres aux banques, qui les convertissent en “lollars”. Mais c’est la BDL qui couvre le différentiel à travers le mécanisme de la circulaire 151 », explique l’une d’elles. Sans effet direct sur le Trésor public, l’opération ne l’est donc pas pour les réserves, en déclin, de la banque centrale. « La BDL se contente de faire marcher la planche à billets. Si l’impact sur l’économie est marginal tant qu’il est cantonné à une catégorie, son extension éventuelle à l’ensemble des salaires de la fonction publique serait catastrophique en termes d’inflation », commente un économiste sous couvert d’anonymat.

Les juges peuvent profiter en parallèle d’un autre dispositif. « Grâce à la circulaire 161, ils peuvent, comme tous les particuliers, acheter des “dollars frais” fournis par la BDL sur ses propres réserves aux banques au taux de la plateforme Sayrafa », plus avantageux que celui du marché parallèle, continue la source bancaire. Par l’exemple, un juge gagnant 4,1 millions de LL obtient, via le mécanisme discrétionnaire de la BDL, 22 millions de LL après le retrait de ses « lollars » en livres. Avec cette somme, il peut ensuite acheter l’équivalent de 880 dollars au taux de Sayrafa, puis les échanger contre environ 26 millions de livres libanaises au marché noir.

Du côté des banques, en revanche, l’opération est indolore.

C’est d’ailleurs l’argument qu’avancent tous les banquiers interrogés pour justifier leur participation à la combine sans instruction officielle. « Nous agissons comme simples intermédiaires, c’est au client de décider s’il veut bénéficier de ce mécanisme », a dit l’un d’eux.

« Tentative de pot-de-vin »

Les détracteurs du dispositif fustigent une « violation de la loi ». « La décision d’une augmentation salariale n’est pas une prérogative de la BDL, mais du gouvernement », explique l’avocat constitutionnaliste Saïd Malek. L’absence de circulaire « interroge sur les intentions de la BDL », ajoute l’avocat, qui dénonce ce qu’il dit ressembler à « une tentative de pot-de-vin de la BDL à la justice », à un moment où le gouverneur de la BDL est ciblé par plusieurs enquêtes judiciaires. « Les juges ne seraient pas les seuls à avoir bénéficié en secret de ce genre de dispositif », affirme le directeur de l’ONG Legal Agenda, Nizar Saghié, faisant référence aux rumeurs concernant le salaire des députés rapidement démenties par le vice-président de la Chambre, Élias Bou Saab, le 18 juillet.

Chez les magistrats, la décision ne fait en tout cas pas l’unanimité. Certains d’entre eux s’empressent de la condamner, dénonçant une tentative de la BDL « d’inclure la magistrature dans ses ingénieries financières ».

Parmi ceux qui s’expriment publiquement, on trouve des magistrats aussi notoirement aux antipodes l’un de l’autre que le procureur général près la Cour de cassation Ghassan Oueidate et la procureure d’appel du Mont-Liban Ghada Aoun.

Face à cette levée de boucliers, le gouvernement est contraint de faire marche arrière. « Nous nous sommes mis d’accord sur la nécessité de traiter à égalité les fonctionnaires, sans exception. Toute mesure prise au cours des derniers jours sera suspendue », déclare le 18 juillet le ministre sortant du Travail, Moustapha Bayram. Le même jour, il annonce une série de mesures provisoires – allant du versement d’une prime mensuelle équivalente au salaire de base à celui d’une indemnité de présence.

Quid des juges ? « Aucune de ces mesures ne concerne la magistrature », précise l’ancien ministre de la Justice Ibrahim Najjar. Dans ce contexte, plusieurs sources bancaires et judiciaires indiquent à L’OLJ que le dispositif est en réalité toujours d’actualité, d’après les instructions de la BDL elle-même, et cela malgré les déclarations répétées du gouvernement.

Un courrier interne de la banque précitée mentionne que la BDL a confirmé au Trésor le maintien du mécanisme pour juillet. Le service de communication du ministère des Finances indique à L’OLJ ne pas avoir d’information à ce sujet. Un porte-parole de la BDL affirme pour sa part n’être au courant ni de l’existence du mécanisme ni de son arrêt. Mercredi soir, Nagib Mikati réaffirme cependant l’arrêt du dispositif. Et la réaction de la BDL ne se fait pas attendre. Dès le lendemain, elle demande lapidairement aux banques, par message WhatsApp, de suspendre le dispositif « jusqu’à nouvel ordre ».

Début juillet, un cadre d’une banque libanaise reçoit un coup de fil du département de la trésorerie de la Banque du Liban (BDL) qui lui annonce la mise en place d’un nouveau dispositif permettant d’améliorer le pouvoir d’achat des juges. Le mécanisme est simple : les salaires en livres transférés par la Caisse mutuelle de la magistrature pour le mois de juin seront convertis...

commentaires (6)

Et pourquoi ne pas améliorer le pouvoir d'achat des ramasseurs de poubelles. On en a autant besoin.

PPZZ58

20 h 20, le 29 juillet 2022

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Commentaires (6)

  • Et pourquoi ne pas améliorer le pouvoir d'achat des ramasseurs de poubelles. On en a autant besoin.

    PPZZ58

    20 h 20, le 29 juillet 2022

  • PAYS CORROMPU ET SALE A L'IMAGE DE SON PEUPLE ET DE LEUR CHEF MAFIEUX LAK TFOU 3ALAYKOM

    kassem chady

    13 h 50, le 29 juillet 2022

  • C’est qui s’appelle corrompre Une Justice à deux temps qui sent déjà très mauvais

    Bersuder Jean-Louis

    13 h 34, le 29 juillet 2022

  • Le malfrat du siècle qui gratifie ceux qui sont supposés le juger pour obtenir leur clémence. Ne dit on pas au Liban qu’il faut nourrir la bouche affamée pour que ses yeux aient honte d’envoyer un regard accusateur. On y est.

    Sissi zayyat

    11 h 53, le 29 juillet 2022

  • Y a t il une catégorie MAGOUILLE ou ARNAQUE ou ESCROQUERIE dans le Guinness pour que nos dirigeants politiques et les hauts fonctionnaires raflent tous les records

    Lecteur excédé par la censure

    08 h 28, le 29 juillet 2022

  • Dégoûtant! Sur quelle planète vivons-nous, "Planet of the Apes"?

    CW

    06 h 25, le 29 juillet 2022

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