C’est au centre de cette magnifique abbaye de Jumièges, l’un des plus anciens monastères bénédictins de Normandie, que la « saison libanaise » a fait honneur à de jeunes artistes inspirés au cœur d’un pays qui traverse le pire. Fondé en 654 par saint Philibert, un cèdre y avait même été planté au XIXe siècle, l’abbaye ouvre ses cieux et ses espaces intérieurs à un travail de qualité et des œuvres qui se parlent, se répondent, et installent dans un accrochage très cohérent un dialogue et les interrogations de 16 artistes, vidéastes et photographes qui ont réussi à donner à l’image photographique une autre dimension, plus physique, plus mobile, actuelle et pertinente.
« Le département de Seine-Maritime, soucieux de s’engager dans une coopération décentralisée au Liban sous la forme d’apports financiers et en ingénierie, a tissé depuis de nombreuses années une relation forte avec votre pays, et notamment la ville de Zahlé. À la suite de la grave crise économique, la situation politique catastrophique, l’effondrement du pays et la double explosion du 4 août, et en raison de cette amitié, nous avons senti la nécessité de monter la saison libanaise, souligne Sandra Predine-Ballerie, directrice de la culture et du patrimoine, et commissaire générale de l’exposition Au bord du monde, vivent nos vertiges, pour ainsi parler du Liban autrement, mettre les talents sous les projecteurs, partager un acte de générosité et d’amour, et tendre la main au Liban. Nous avons également voulu dévoiler un panorama de la création photographique libanaise qui dit les choses du monde avant que les autres l’aient compris. Écouter, surtout, ce qu’ils avaient à dire sur la situation dans leur pays accablé… »
Pour monter et réussir cette exposition – inaugurée le 8 juillet en présence de Patrick Teissere, vice-président du département de Seine-Maritime en charge de la culture, de la lecture publique, du patrimoine et de la coopération décentralisée, l’ambassadeur du Liban en France Rami Adwan, les artistes et de nombreux invités –, les énergies complémentaires de Sandra Predine-Ballerie, Laure d’Hauteville et Clémence Cottard-Hachem ont faconné un accrochage impressionnant de justesse, à la fois poétique et politique, violent et doux, sucré salé et même amer, comme cette Méditerranée qui berce la région et l’éclabousse, dans un itinéraire qui a su faire parler les murs de l’abbaye, ses statues et, à leur tête, les fameux Énervés de Jumièges. « L’exposition a intégralement été produite au Liban, œuvres et catalogue, pour aider les artisans et professionnels, confie Laure d’Hauteville. L’impression s’est faite chez Anis Printing Press, et les tirages et encadrements chez Coin d’art. » Contactée fin 2020. entre deux confinements, par Sandra Predine-Ballerie, elle la rencontre à Paris. « Elle m’explique l’ampleur du projet. Je lui parle des Libanais, de leur force intérieure.
Je lui parle du Liban, un pays où même si vous n’avez plus rien, l’on vous offrira quelque chose. Un pays béni des dieux, un pays où l’on se sent chez soi… Ayant monté beaucoup d’expositions au Liban et connaissant très bien la scène artistique, poursuit-elle, j’accepte avec un immense plaisir et émotion cette mission. Le département voulait une exposition de 8 photographes libanais au maximum sur le thème que je choisirais. Je voulais d’une exposition qui soit une manière d’aider à guérir et à traverser ce que les Libanais du Liban vivent au jour le jour. » Et de préciser : « J’ai tout de suite pensé à Clémence Cottard-Hachem. Nous partagions notre passion pour le Liban et apparaissions complémentaires. Nous voulions «parler» de la même chose et grandir avec les artistes. Leur donner des voix qui traduisent les expériences et les évènements personnels et collectifs portés par le Liban. Et surtout, montrer que c’est grâce à la créativité et à l’art qu’ils continuent à vivre en s’interrogeant. »
Pour les Libanais
« Cette exposition, je l’ai faite et pensée pour les Libanais et pour les artistes, c’est à eux que je parle et pour eux que je travaille. L’imagination et la culture comme marque de résistance, comme clé essentielle pour l’avenir, c’est ici que cette exposition se positionne », confie à son tour Clémence Cottard-Hachem, chercheuse, directrice artistique et commissaire d’exposition indépendante qui a codirigé et a été la responsable des collections de la Fondation arabe pour l’image (FAI) à Beyrouth de 2017 à 2020.
Dans une visite guidée, l’émotion ainsi qu’un certain recul, encore plus chez les Libanais présents pour l’événement, se vit comme des expériences différentes, à la fois personnelles et universelles, de pièce en pièce et de thème en thème. « Nous avons voulu, à travers les seize photographes et vidéastes contemporains locaux, interroger et pousser les limites et les possibles de la représentation, de la narration et de la sublimation dans ce contexte d’effondrement total que traverse le pays. » Ici, point de résilience… « Il s’agit plutôt d’une interrogation entre les limites et les possibles, une ambivalence entre la douceur et la cruauté, l’ordre et le chaos, rajoute la commissaire. Pour moi, cette exposition est là pour donner du sens aux choses, faire circuler des idées, des pensées, des désirs, des violences … On ne peut pas vivre ça seul. S’il y a bien une chose qui ne peut être détruite, c’est la force de création et l’imagination des Libanais. » Le choix du titre était, tout comme le sublime visuel de Nasri Sayegh, « Stèle(s), étude du catalogue-atlas : paysages exquis-choses vues, 2020 », qui est le clou de l’exposition, une évidence. « Le vertige est un envol en même temps qu’il peut être une chute. C’est à celui qui regarde de choisir. »
Trois thèmes et une même cohérence
Travailler sur les matières filmiques, « dynamiter la photo » et lui donner une autre dimension afin qu’elle devienne plus qu’une image, un objet en soi, un support différent, une sculpture, était l’un des objectifs de Clémence Cottard-Hachem et Laure d’Hauteville. « Une photo qui devient un objet construit, un outil politique qui peut être extrêmement violent et qui domine les imaginaires, confirme Clémence Cottard-Hachem. La photo n’est plus juste une image, mais elle est de l’ordre de cette sublimation narrative entre le poétique et le politique. » Pour ce faire, l’accrochage, sur deux étages et plusieurs salles, se divise en trois thèmes : « Géographies liquides », « Passerelles temporelles » et « Chants de vision ». Dans ce premier arrêt, le visiteur est vite immergé dans l’eau, cet élément-clé qui, comme le précise la commissaire, « goutte, coule, creuse, nourrit, sépare, détruit, s’évapore, se cristallise ». Pour décrire et visualiser cette matière propre à chacun des artistes, les vidéos de Rami el-Sabbagh, Fiction arrachée, presque trompeuses, noyées dans un flou artistique, cachent la violence sous-jacente d’une ville incendiée où le Soleil se lève et se couche au même endroit.
Les photographies plus classiques de Paul Ghorra de la série MMXX soulignent sa sensibilité par rapport à l’essence des lieux choisis, Afqa, Ouyoun es-Simane ou encore Nahr Ibrahim. The River de Lara Tabet, encerclant, caressant presque les Énervés de Jumièges, sculpture gothique de la fin du XIIIe siècle et qui a reçu le prix du musée Sursock au 33e Salon d’automne, devient un tissu vertical abstrait – elle a brillamment su, à travers des échantillons d’eau prélevés dans le fleuve pollué de Beyrouth, créer une œuvre imprimée sur un textile de 737 x 60 cm. Dans son Anatomie des sentiments, Joanna Andraos, psychanalyste et photographe, a introduit l’élément humain et émotionnel en travaillant sur les larmes de ses patients après le 4 août. Le résultat, des mouchoirs précieusement recueillis, noyés dans du sel et qui deviennent des œuvres abstraites proches du procédé daguerréotype. À côté, ses cahiers sont exposés dans une vitrine, dont l’artiste partage avec pudeur les mots, le ressenti, les histoires et cette précieuse intimité. Enfin, l’impressionnante œuvre de Laetitia Hakim et Tarek Haddad, A Stretch of Water, à la fois si légère et si tendue, si proche et si lointaine, installée au-dessus de la dalle du cœur d’Agnès Sorel, a été imprimée sur un support en tissu étiré jusqu’à son point de rupture, de transparence et de disparition. « Cette pièce minimale illustre les tensions que traverse la population libanaise. La mer est à la fois perçue comme un possible point de départ, tout comme une limite qui contraint. »
À l’étage, place aux Passerelles temporelles, un propos plus classique qui interroge la mémoire, les strates de ces années de guerre dans une nostalgie des jours heureux. Les photos de Tanya Traboulsi Beirut, Recurring Dream, 2021, certaines de Beyrouth aujourd’hui, d’autres tirées des archives, les petits films de la Corniche, illustrent dans une approche documentaire la cohabitation de la douceur et du chaos dans lesquels les Libanais vivent. Roger Moukarzel, de sa série Pièces, expose des morceaux de vitres explosées, « ces bouts de verre qui continuent à sortir de nos corps », précise Clémence Cottard-Hachem, et qui se présentent comme des objets archéologiques et non plus des images en deux dimensions. Deux grands tirages de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige A State, du projet Unconformities, s’intéressent à la stratification, ce que nous laissons derrière nous, les poubelles, le plastique, aux « carottages archéologiques et géologiques des souterrains de villes comme Beyrouth, Athènes ou Paris qui révèlent des cycles constants de construction et de destruction, de désastres et de régénérations mixant époque et civilisation ». L’Agenda de Valérie Cachard et Grégory Buchakjian, sur une musique de Sary Moussa et avec la voix de Cachard, ce cahier d’un milicien datant de 1979 se découvre, se lit, s’écoute, s’absorbe. Un objet de guerre latent qui devient poésie, mystère, et 20 minutes magiques avec un arrêt, comme une angoisse, sur la page du 4 août de cette année-là…
Le parcours de l’exposition ne pouvait que s’achever sur le thème « Chants de vision », « qui ouvre vers les possibles, tous les possibles », comme le rappelle Clémence Cottard-Hachem, réunissant dans un même espace théâtral, plus obscur et contrasté, les étonnantes tulipes sauvages The Earth Is Like a Child That Knows Poems by Heart de Gilbert Hage qui se déploient sans crainte face à ses impressionnants Toufican Zombies ?. Un face-à-face qui met en relief des ombres fortes et silencieuses, et des fleurs fragiles mais qui ont ce pouvoir de renaître chaque année. Le triptyque des Cèdres morts, en flottement, pas enracinés, de Jack Dabaghian, couchés cette fois-ci, est une vision dantesque de l’avenir du pays.
Les Polaroids revisités de Caroline Tabet, de sa série Vies intérieures – antérieures qui, en pile ou face, se délavent, se décollent au niveau de la surface sensible, transformant les captures du monde extérieur d’avant le 4 août en images abstraites, des minitableaux, des impressions, des poèmes. Enfin, et pour clore ces vertiges intérieurs et visuels entre (mauvais) souvenirs et émotions, les Paysages inquiétés de Nasri Sayegh ressemblent aux confessions d’une terre qui aurait tellement de choses à nous dire. L’image ultime que l’on emporte est cette image superbement encadrée en noir au Liban par Rita et Imad Abou Rizk, reprise pour l’affiche et qui vacille entre ordre et chaos, violence et douceur, et, au fond, fond d’un gouffre, quelque chose d’autre, une fenêtre, un regard différent sur les choses… Cette image et puis ces mots de l’artiste : « Cette exposition m’a ému. Profondément. Un grand nombre de journalistes y ont vu/lu de la résilience. Ont titré sur la résilience des artistes libanais… Les poncifs ont la peau dure, il faut l’avouer. À cette résilience à laquelle nous sommes sans cesse renvoyés, qui nous est systématiquement assignée, je répondrais : nous sommes survivants, nous sommes fureurs, nous sommes de furieuses et féroces survivances. »Cette exposition est bien évidemment à apprécier sur place dans le cadre magnifique de l’abbaye, mais elle devrait aussi circuler dans le monde, et d’abord au Liban, pour un public qui comprend mieux que quiconque ces vertiges qui secouent son âme, surtout depuis le 4 août 2020.
La saison libanaise, suite et fin
Dans le cadre de la saison libanaise, le théâtre romain de Lillebonne en Seine-Maritime accueille, jusqu’au 31 octobre, l’exposition Patrimoine romain du Liban, un héritage impérial, organisée par le photographe, journaliste et chercheur Guillaume Taslé d’Héliand. Le résultat d’un travail de plus de cinq ans mené au Liban. L’exposition a débuté le 21 mai 2022 et se poursuit jusqu’au 31 octobre 2022. Pour la monter, et dans le cadre de la préparation d’un livre à paraître bientôt, le commissaire de l’exposition a recensé plus de 200 sites sacrés et profanes, réalisant ainsi l’un des inventaires les plus complets à ce jour. Dans cet accrochage en plein air, il met en avant plus d’une dizaine de sites libanais connus ou pas, parmi lesquels Baalbeck, Byblos, Faqra ou encore Niha et Aïn Hricha. Son objectif étant de sensibiliser les visiteurs sur l’importance de l’héritage romain, d’une part, et de faire la lumière sur la richesse et les trésors archéologiques du Liban, d’autre part. Par ailleurs, les jardins du musée Victor Hugo à Villequier se sont également mis à l’heure libanaise en hommage à l’Orient avec une composition florale en mosaïculture, un tapis d’Orient, inspirée du poème de Gebran Khalil Gebran Le sable et l’écume et dans laquelle, entre des fleurs de toutes les couleurs, il est possible de lire, planté en arabe, Les fleurs du printemps sont les rêves de l’hiver…
Les artistes exposés :
Joanna Andraos
Valérie Cachard et Grégory Buchakjian
Jack Dabaghian
Rami el-Sabbagh, intervention céramique par Sara Sehnaoui
Paul Gorra
Joana Hadjithomas et Khalil Joreige
Gilbert Hage
Laetitia Hakim et Tarek Haddad
Roger Moukarzel
Nasri Sayegh
Caroline Tabet
Lara Tabet
Tanya Traboulsi
Tres bon article et tres belle exposition, nous l’attendons impatiemment à Beyrouth!!!
16 h 02, le 18 août 2022