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Les orages de Chautauqua

Épilogue sanglant, épilogue annoncé il y a 33 ans mais maintes fois différé par purs caprices du hasard, l’attentat qui a failli coûter la vie à l’écrivain controversé Salman Rushdie n’a pas fini d’émouvoir le gros de la planète.


Plusieurs siècles après l’ère des inquisitions, des bûchers et des guerres de religion, les esprits cartésiens n’arrivent toujours pas à concevoir que, de nos jours, un arrêt de mort émanant d’une instance spirituelle puisse poursuivre, avec un tel acharnement, sur une durée aussi longue, un romancier accusé de blasphème. Quant au monde musulman, travaillé en profondeur par une multitude de courants extrémistes s’activant à l’ombre du grand schisme sunnito-chiite, il donne l’impression de s’emmurer dans un silence embarrassé.


Serait-ce la hantise de préserver à tout prix ses chances à la négociation en cours sur le nucléaire iranien ? Les enquêteurs américains, et avec eux les gouvernements occidentaux, se sont bien gardés de mettre en cause l’Iran, pourtant auteur autoproclamé de la mortelle sentence. Les Iraniens eux-mêmes se sont d’ailleurs empressés de décliner toute responsabilité ; mais alors si le fardeau moral découlant de l’agression leur est désormais lourd à porter, pourquoi donc n’ont-ils jamais songé à désamorcer cette bombe à retardement qu’était l’ukase de Khomeyni ?


C’est cependant dans notre partie du globe, abritant traditionnellement de nombreuses minorités religieuses, que sont ressenties avec le plus d’anxiété les retombées d’un drame qui a conféré une célébrité mondiale à la scène où il s’est déroulé, une minuscule ville de l’État de New York portant le nom indien de Chautauqua. C’est sur les terres du Levant et du Moyen-Orient que ces séquelles viennent raviver de vieilles frayeurs et rouvrir des plaies non encore cicatrisées. Coïncidant étrangement avec l’attentat contre Rushdie, l’incendie meurtrier d’une église copte du Caire, pour le moment qualifié d’accidentel, s’ajoute ainsi à une longue suite d’agressions – criminelles celles-là – visant la plus ancienne communauté chrétienne d’Orient.


Bien que sur un registre fort heureusement différent, plus délicat encore est le cas de notre pays car à la différence de l’Égypte, il n’y existe tout simplement plus d’État. À son corps défendant, et comme par l’effet d’une sombre fatalité, voilà pour commencer que notre pays se trouve mêlé d’assez près à cette affaire. Car non seulement l’assaillant de Rushdie est un citoyen américain d’ascendance libanaise; mais selon sa propre mère, c’est à la suite d’un séjour d’un mois au Liban qu’il s’est laissé bourrer le crâne, que cet individu plutôt paisible est devenu un fanatique, un fervent admirateur des pasdaran iraniens.


Bien plus scandaleux, et alors que des internautes sont régulièrement poursuivis pour atteinte à la personne du président de la République, de véritables appels au meurtre, savamment orchestrés et visant des professionnels de la presse, circulent en ce moment, dans la plus grande impunité, sur les réseaux sociaux. Dans ce Liban qui fut un phare de culture, il s’est même trouvé un journaliste – pensez donc, un journaliste, censé idolâtrer la liberté d’expression ! – pour clamer, sur un plateau de télévision, sa totale adhésion à l’édit de mort frappant l’auteur des Versets sataniques…


Mais pour gravissimes qu’elles puissent être, toutes ces dérives ne sont encore rien face au contresens de base, à la mère de toutes les aberrations. Il s’agit bien sûr de l’emprise sur les destinées du Liban, que s’est assurée la milice pro-iranienne. La sidérante contradiction ne réside pas tant dans les accusations de terrorisme dont est l’objet le Hezbollah, que dans son statut, souvent oublié hélas. Ce statut est celui d’un parti farouchement islamiste allant jusqu’à s’approprier le nom du Créateur et vouant ouvertement obédience à un régime théocratique étranger : tout cela implanté au beau milieu de cette unique et libérale mosaïque de communautés qu’est, que se veut, notre pays.


Comme on sait, jamais cette insolente OPA lancée sur le Liban n’aurait été possible sans le concours d’un sexennat qui reste jusqu’au bout – et par contrat – l’obligé de la milice. Voilà précisément qui ne rend que plus impérieuse l’obligation, pour les élus du peuple, d’honorer convenablement la prochaine échéance présidentielle.


Du prochain pensionnaire du palais de Baabda, on ne saurait évidemment attendre trop de miracles, mais du moins faut-il espérer qu’il ne s’associera pas, par action ou par omission, à la galopante entreprise de défiguration, de dénaturation du Liban.

Issa GORAIEB

igor@lorientlejour.com

Épilogue sanglant, épilogue annoncé il y a 33 ans mais maintes fois différé par purs caprices du hasard, l’attentat qui a failli coûter la vie à l’écrivain controversé Salman Rushdie n’a pas fini d’émouvoir le gros de la planète. Plusieurs siècles après l’ère des inquisitions, des bûchers et des guerres de religion, les esprits cartésiens n’arrivent toujours pas à...