Critiques littéraires Romans

Un rêve tout simple réduit en lambeaux

À l’occasion du 120e anniversaire de naissance de Steinbeck, les éditions Gallimard viennent de publier une nouvelle traduction du tragique récit Des souris et des hommes, signée Agnès Desarthe.

Un rêve tout simple réduit en lambeaux

Gary Sinise et John Malkovich dans le film Des souris et des hommes de Gary Sinise, 1992

Des souris et des hommes de John Steinbeck, traduit de l’anglais par Agnès Desarthe, Gallimard, 2022, 144 p.

On dit souvent que les rêves ne se réalisent pas, ce qui est plus ou moins vrai. C’est peut-être la raison pour laquelle les personnes qui tiennent énormément à leurs rêves, au point de pouvoir parfois les visualiser, sont fréquemment vues d’un mauvais œil : ce sont, dit la sagesse commune, sinon des fous, du moins des naïfs qui n’ont rien compris à la dure réalité de la vie. Et pourtant leurs rêves sont souvent si modestes…

Des souris et des hommes de John Steinbeck, l’un des plus célèbres romans américains du XXe siècle, est l’histoire d’un rêve tout simple qui, à l’instar de la plupart des rêves, ne se réalise pas – ce que l’auteur annonce d’ailleurs dès le titre, emprunté à un vers du poète écossais Robert Burns : « Les plans les mieux conçus des souris et des hommes souvent ne se réalisent pas. »

À l’occasion du 120e anniversaire de naissance de Steinbeck, les éditions Gallimard viennent de publier une nouvelle traduction de ce tragique récit, signée Agnès Desarthe. Rendant hommage à Maurice-Edgar Coindreau, l’auteur de la première traduction, Desarthe écrit dans sa préface : « Lorsqu’on traduit, on ne traduit pas contre le précédent traducteur, on traduit pour l’auteur, pour que son texte revive, ou vive plus longtemps, qu’il rayonne auprès de ceux qu’il n’avait pas encore touchés. » C’est ainsi qu’avec beaucoup d’élégance, elle affirme vouloir faire autrement que son prédécesseur et non pas mieux que lui.

Pourtant, et bien que la version de Coindreau soit admirable et n’ait aucunement vieilli, la nouvelle traduction lui est, à certains égards, supérieure. Dans les passages descriptifs et narratifs, Desarthe demeure plus fidèle au rythme de la prose de Steinbeck ; elle rend mieux sa fluidité et sa simplicité. Mais c’est surtout dans la traduction des dialogues, qui forment la plus grande partie du roman, qu’elle surpasse Coindreau. En écrivant cette œuvre, Steinbeck avait l’intention de créer une forme nouvelle, hybride, qui relève autant du roman que du théâtre. En effet, ce récit peut être transposé tel quel sur la scène : les interventions du narrateur y sont très rares ; le lecteur ne perçoit les personnages que de l’extérieur ; tout est dialogué, rien n’est analysé et les descriptions peuvent tenir lieu de didascalies. Soucieux de vraisemblance, Steinbeck fait parler ses personnages dans la langue des ouvriers agricoles de son temps. C’est donc une langue profondément orale, chargée d’argot, peu respectueuse des règles de syntaxe. Dans la version de Coindreau, les dialogues semblent quelque peu artificiels : c’est de l’écrit qui tente d’imiter la langue orale. Tandis que chez Desarthe, on a presque l’impression d’entendre la voix des personnages eux-mêmes.

Ainsi pourrait-on entendre Lennie – un colosse simple d’esprit, doué d’une force physique extraordinaire qu’il ne maîtrise pas, et qui aime caresser le pelage des souris et des lapins, les tuant parfois tant il adore les caresser – demander à George, son compagnon – un homme petit et rusé, à l’esprit pragmatique –, de lui raconter pour la énième fois leur rêve commun, alors que, en plein cœur de la Grande Dépression, ils sillonnent à pied la Californie en quête de travaux journaliers dans des fermes : « Et on vivra d’nos rentes, s’écria Lennie. Et pis on aura des lapins. Vas-y, George ! Raconte tout c’qu’on aura dans le jardin et aussi les lapins dans les cages, et comment qu’il pleuvra en hiver, et qu’on sera près du poêle, et aussi que la crème sur le lait, elle sera drôlement épaisse, tellement qu’on pourra à peine la couper. Raconte tout ça, George. »

Leur rêve est tout simple : posséder un petit bout de terre à eux, le cultiver, y vivre du fruit de leur labeur. Leur rêve est contagieux : les ouvriers qui les entendent parler de leur projet en sont obnubilés au point qu’ils veulent immédiatement se joindre à eux. Leur rêve est réalisable : dans un mois ou deux, ils auront réuni les fonds nécessaires. C’est un rêve d’une vie libre et digne. Mais la dure réalité le réduira en lambeaux.

Des souris et des hommes de John Steinbeck, traduit de l’anglais par Agnès Desarthe, Gallimard, 2022, 144 p.On dit souvent que les rêves ne se réalisent pas, ce qui est plus ou moins vrai. C’est peut-être la raison pour laquelle les personnes qui tiennent énormément à leurs rêves, au point de pouvoir parfois les visualiser, sont fréquemment vues d’un mauvais œil : ce sont, dit...
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