
Lionel Jusseret. (DR)
De l’alzheimer de ma grand-mère maternelle, je retiens une chose : elle relit tous les jours son livre favori avec cette même joie de le découvrir à chaque fois comme si c’était la première fois. Pour le reste, je ne sais pas. L’incapacité de se déplacer d’un point à l’autre, de se préparer à manger, de se doucher seule. Un fils qui s’occupe d’elle, une belle-fille aussi, ma mère qui culpabilise d’être loin. Il faut voir ma mère le samedi matin à Paris en train de « facetime » au Liban sa mère qui la dévisage, qui ne la reconnaît pas et qui ponctue l’appel par : « C’est qui celle-là ! » en parlant de ma mère, sa fille. Une fois le coup de fil terminé, ma mère me hurle dessus : « J’ai déjà trouvé ma maison de retraite, Sabyl ! Tu ne seras pas obligé de passer me voir, ni de payer et de toute façon, tu n’auras jamais l’argent, tu aurais pu finir ingénieur comme ton meilleur ami d’enfance. » Je ne réponds jamais, ce qui l’énerve au plus haut point. Elle compose alors le numéro de la maison de retraite pour réserver sa place. Lorsque quelqu’un décroche au bout du fil, elle raccroche. Mon père, lui, raccommode ses chaussettes pour la cinquième fois de la semaine, il ne veut pas en racheter des nouvelles, il répète qu’il va mourir dans pas longtemps, à quoi bon acheter de nouvelles chaussettes ? Moi, je suis là, je les regarde et je me dis qu’avec mon frère à qui je ne parle plus, l’avenir de nos parents, ce serait un beau sujet de réconciliation : « Qu’est-ce qu’on va en faire ? »
« Les impatientes » de Lionel Jusseret (éditions Loco).
Les mettre dans une maison de retraite ?
S’occuper d’eux ? Les jeter dans une poubelle ? J’y pense parfois. La poubelle jaune, la recyclable. Alors, quand j’ai aperçu le livre photo Les impatientes* au hasard de mes recherches sur le net, j’ai voulu le feuilleter. Lionel Jusseret s’est immergé pendant six mois dans une maison de retraite, avec des femmes et des hommes nés entre 1920 et 1945 et que l’on appelle la génération silencieuse. Ces vieux-là ont traversé la Seconde Guerre mondiale, ils ont connu le manque et ont travaillé dur toute leur vie. Lionel Jusseret présente une série de photographies (en couleurs) délicates, touchantes, bienveillantes, entre portraits des personnes âgées (dont certains au repos sont bouleversants) et détails des objets décoratifs qui les entourent. On ne sait pas quoi penser de la vie à la fin de ce livre, on se reprend à le traverser de nouveau, à croiser les regards, fixer les mains et leurs veines, s’arrêter sur la photo d’une icône religieuse ou d’un papier peint fleuri. Qu’attendent-ils ces vieux ? La mort ? Ils jouent, ils jouent à celui qui mourra en premier ou en dernier ?
Et où sont leurs enfants ? Il n’y a aucune photo des enfants dans cette série et je n’ose pas écrire à Lionel Jusseret pour lui demander pourquoi. Je ne veux pas connaître la réponse. La version optimiste serait que le photographe a choisi de ne s’intéresser qu’aux personnes âgées dans sa série, la pessimiste serait qu’une fois qu’on les met dans une maison de retraite, on les oublie nos parents, on passe les voir au début, puis de moins en moins et enfin plus du tout. Je revois mon cousin qui s’occupait de sa mère, il lui changeait les couches, il lui donnait à manger, il la promenait (de la chambre au salon) et je me disais que c’était beau mais que ce n’était pas une vie. Je me repose la question : les mettre dans une maison de retraite ? Il en est hors de question. S’occuper d’eux ? Il en est hors de question.
WhatsApp de ma mère qui hurle (oui, même sur WhatsApp, elle hurle) : « Sabyl, depuis que je suis arrivée au Liban, as-tu arrosé les plantes de mon appartement à Paris comme je te l’avais expressément demandé (elle ne m’a rien demandé) ? Ou tu les as laissées mourir comme tu laisseras mourir ta vieille mère ? » Passez-moi une arme, je dois m’occuper de ma mère.
* « Les impatientes » de Lionel Jusseret publié aux éditions Loco.
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Écrivain, journaliste, photographe et commissaire d’exposition, Sabyl Ghoussoub est l’auteur de deux romans aux éditions de l’Antilope : « Le nez juif » et « Beyrouth entre parenthèses ». Son troisième roman sortira aux éditions Stock courant 2022.
commentaires (6)
Sabyl embrasses tw mere pour moi ! On my way! Elle hurlait déjà d’amour pour toi quand tu avais quatre ans pas très convaincue elle même des menaces qu’elle te lançait pour que tu arrêtes de manger des bonbons ❤️ Ton père est apparemment aussi calme et philosophe qu’a l’époque où tu démolissais le canapé du salon à coup de voitures téléguidées lancées à fond sur les coussins tu peux l’embrasser aussi Ils sont hyper fiers de toi j’en suis sure J’adore te lire continue à nous émerveiller ! ❤️?
Noha Baz
17 h 33, le 27 juillet 2022