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La cuisine du diable

L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Il n’empêche que ce sont plutôt les mauvaises qui y conduisent le plus souvent et le plus sûrement. Tel est le cas quand c’est sur le registre de la religion – sensible et même explosif entre tous, dans un pays comme le Liban – que s’activent les manipulateurs, apprentis-sorciers et autres pêcheurs en eau trouble.


De fait c’est un gros poisson, si l’on ose dire, que ces derniers ont cru avoir ferré lundi, au poste-frontière de Naqoura, en arrêtant durant de longues heures un prélat libanais de haut rang, qu’ils ont fini par libérer après l’avoir dessaisi de son passeport et de son téléphone portable. Vicaire patriarcal, archevêque maronite de Jérusalem, de Terre sainte et de Jordanie, Mgr Moussa el-Hage avait été trouvé porteur de sommes d’argent, de médicaments et de conserves alimentaires alors qu’il revenait de son diocèse de Haïfa. La Sûreté générale agissait sur instructions du tribunal militaire arguant d’infraction à la loi de boycottage d’Israël et d’implication dans du blanchiment d’argent. Comme on sait, l’archevêque a refusé de se présenter devant cette juridiction d’exception, massivement soutenu en cela par l’Église maronite et le gros de la classe politique chrétienne, unis dans un même sentiment d’indignation et de révolte.


Non point bien sûr que les hommes de religion soient au-dessus de la loi. Mais c’est au triple plan judiciaire, politique et moral que cette affaire pue le coup fourré. Pour commencer, le Liban s’est officiellement plié, dans le passé, à la clause du droit canon spécifiant que seul le pape est habilité à juger ses évêques. Voilà donc qui devrait, pour le moins, inciter au doigté, au savoir-faire, à la pondération, la justice locale : et davantage encore cette instance anachronique, caduque, biaisée, qu’est le tribunal militaire. Il y a quelques semaines – et toujours à propos des navettes de l’archevêque entre Haïfa et Beyrouth – c’est d’ailleurs le juge d’instruction affecté à cet organe qui en prononçait lui-même l’incompétence…


Il est clair ensuite qu’à travers la personne de celui qui est son bras droit, c’est le patriarche Raï qu’on a voulu atteindre, humilier, intimider et réduire au silence : Raï, déjà objet d’une virulente cabale quand il s’en entreprenait, en 2014, une tournée pastorale en Terre sainte en accompagnement d’une visite papale ; Raï qui dénonce régulièrement l’emprise du Hezbollah sur les institutions de l’État ; Raï qui prône tout aussi inlassablement la neutralité du Liban et la réunion d’une conférence internationale consacrée à notre pays ; et Raï qui, pour couronner le tout, dresse un portrait-robot du prochain président dans lequel peu de poulains de la milice risqueraient de se reconnaître.


Les tensions sectaires étant aujourd’hui ce qu’elles sont, on ne s’étonnera pas trop de la réaction exceptionnellement énergique de l’Église maronite. Car non contente de réclamer la révocation du juge qui a requis l’opération de Naqoura, elle s’engage à poursuivre contre vents et marées l’œuvre humanitaire confiée à l’archevêque Hage. Tout aussi prévisible est le vaste mouvement de solidarité avec le patriarcat qu’a suscité l’incident. Même le courant présidentiel a dû, bien qu’avec quelque retard, suivre le mouvement, Michel Aoun allant jusqu’à recevoir hier en audience la bien involontaire vedette de cette affaire.


Il faut relever enfin l’immense hypocrisie des prétextes invoqués pour cette intempestive interpellation. Dans un pays dépouillé par ses propres dirigeants – et où des milliards de dollars ont pris la clé des champs sans que nul responsable s’en inquiète –, comment peut-on encore s’effarer de cet argent frais, gage de toute subsistance, qu’envoient à leurs proches, par les soins de l’archevêque Hage, les Libanais vivant leur amer exil en Israël ? De quel blanchiment osent parler ceux qui ont abattu une chape noire sur le Liban ? Au nom de quelle logique les cancéreux libanais privés de médicament par un État lui-même rongé par le cancer de la corruption, dédaigneraient-ils ces indispensables remèdes fabriqués outre-frontière ? Et qu’ils soient fabriqués en Israël ou au diable vauvert, les produits alimentaires convoyés par le prélat ne sont-ils pas une aubaine pour plus d’une famille souffrant de la faim ?


Reste le plus tragique, le plus effarant aussi, à savoir la folle pagaille dans laquelle s’activent, et s’interpénètrent, une justice à géométrie variable et toute une flopée de services sécuritaires rivaux, car inféodés à des instances politico-sectaires diverses. Qu’il s’agisse d’étouffer l’enquête sur l’hécatombe du port de Beyrouth; de fermer les yeux sur les abus miliciens et les trafics de tout genre à la frontière syrienne ; ou encore de servir de paillassons pour des règlements de comptes politiques, ce sont hélas des juges qui, en définitive, sont les premiers à discréditer la justice.


On l’avait vu et revu avec les hystériques pantalonnades d’une procureure outrageusement partisane et peu au courant des normes de procédure. Avec l’affaire Hage, on n’a visiblement pas fini de lever les bras au ciel.


Issa Goraieb

igor@lorientlejour.com

L’enfer, dit-on, est pavé de bonnes intentions. Il n’empêche que ce sont plutôt les mauvaises qui y conduisent le plus souvent et le plus sûrement. Tel est le cas quand c’est sur le registre de la religion – sensible et même explosif entre tous, dans un pays comme le Liban – que s’activent les manipulateurs, apprentis-sorciers et autres pêcheurs en eau trouble. De fait c’est...