Alors que la campagne présidentielle a démarré de manière officieuse, le patriarche maronite Béchara Raï est monté au créneau. Après avoir appelé il y a une semaine à l’élection d’un chef d’État « capable d’extirper le pays du gouffre dans lequel l’a propulsé la classe politique », le prélat est revenu à la charge dimanche dernier pour définir le profil du futur président et la position de l’Église à ce sujet. Si les qualités morales et personnelles qu’il a dit souhaiter retrouver chez le prétendant à la première magistrature ne sont pas surprenantes, c’est plutôt son profil « politique » qui interpelle. « Il faut élire un président qui soit au-dessus de la mêlée, des alignements politiques et partisans, un président qui ne soit pas provocateur, ni mû par des intérêts personnels, capable d’être une référence nationale et constitutionnelle, doté d’une éthique à toute épreuve », a dit le patriarche dans son homélie.En optant pour un candidat de préférence non partisan, le patriarche semble avoir écarté d’emblée les trois personnalités les plus pressenties pour le poste, à savoir le leader des Forces libanaises Samir Geagea, le patron du Courant patriotique libre Gebran Bassil et le chef des Marada Sleiman Frangié. C’est un message fort qui en dit long sur la déception du prélat des trois leaders chrétiens et sa volonté de voir de nouvelles figures arriver à Baabda. « Il faut élire un président ayant une expérience politique prouvée, une personnalité respectée et courageuse, un homme d’État à égale distance de tous », a martelé Béchara Raï. Un descriptif qui pourrait en partie s’appliquer au chef de l’armée Joseph Aoun, mais aussi à certaines figures indépendantes que les proches de Bkerké refusent de nommer. « Le patriarche a déjà en tête quelques noms », indique une figure politique qui suit le dossier de près. À aucun moment, Béchara Raï n’a parlé de « président fort », une formule galvaudée par le camp aouniste tout au long du mandat de Michel Aoun, à savoir que le président doit avoir une représentation populaire importante. C’était pourtant avec la bénédiction de Mgr Raï, à l’issue de la célèbre réunion à Bkerké des quatre pôles maronites Samir Geagea, Amine Gemayel, Sleiman Frangié et Michel Aoun, que ce dernier avait été élu à la tête de l’État le 31 octobre 2016. Aujourd’hui, alors que le sexennat touche à sa fin, le chef de l’Église maronite semble vouloir enterrer le concept du président fort au sein de la communauté. « Le principe du président fort a échoué », avait-il d’ailleurs déclaré il y a quelques semaines dans un entretien à la chaîne al-Jadeed. « Le message que le patriarche a voulu entre autres véhiculer, c’est qu’il est temps de donner la chance à d’autres. Mgr Raï n’est contre personne en particulier, mais celui qui se présente à la présidentielle doit avoir les qualités requises », commente une source proche de Bkerké. Michel Aoun, qui s’était présenté comme un candidat de compromis, n’a pas pu rester à égale distance de tous les protagonistes, selon le patriarcat. En s’attardant sur les qualités du futur locataire de Baabda, le chef de l’Église a voulu en même temps barrer la route au Hezbollah et à Michel Aoun pour ce qui est du choix de cette figure. Comprendre que l’Église refuse que le chef de l’État chrétien soit imposé par le parti chiite et ses alliés, que Béchara Raï a qualifiés il y a une semaine, sans les nommer, de « forces du fait accompli ».
Shea chez Raï
« Nous refusons, tout comme le peuple libanais, que l’échéance présidentielle soit manipulée. Nous sommes attachés au respect des délais constitutionnels prévus pour cette élection qui doit se tenir à temps », a encore dit le prélat maronite dimanche dernier. Il a même été plus loin en affirmant que la présidentielle – prévue à partir du 31 août et jusqu’à un mois avant la fin du mandat de Michel Aoun, le 31 octobre – devra se tenir au plus tôt, « un mois tout au plus » avant la fin du sexennat. Il mettait ainsi en garde contre toute tentation que pourrait avoir le président de rester en place si un consensus autour de son successeur n’émergeait pas. Une mise en garde qui vaut également contre la vacance à la magistrature suprême. Si Mgr Raï a quelques noms de présidentiables en tête, il ne les divulguera pas pour autant, ni en public ni au cours de ses réunions privées. On apprenait à ce sujet que le patriarche a reçu hier l’ambassadrice des États-Unis Dorothy Shea, une visite qui sera suivie par celles d’autres diplomates au cours de la semaine.
En 2016, Béchara Raï avait été critiqué pour avoir réuni sous son parrainage seulement quatre candidats à la présidence. « Sauf que c’était ces quatre-là qui avaient décidé entre eux de réduire le club des présidentiables à ce nombre. Mgr Raï n’a fait que respecter leur choix », défend la source proche de Bkerké. C’est ce qui expliquerait que le patriarche ait décidé cette fois-ci d’élargir la palette des candidats potentiels en se contentant de définir le profil du futur président. Les noms qui ont récemment circulé dans la presse, présentés comme des favoris aux yeux de Bkerké, ne sont pas exacts, dit la source proche de Béchara Raï, en référence à Ziyad Baroud, Camille Abou Sleiman, Wadih el-Khazen et Naji Boustani.
Bkerké décideur
Si elle n’est pas complètement inédite dans la mesure où le chef de l’Église ne cesse de prôner les réformes et la nécessité de redresser le pays qui s’enfonce chaque jour un peu plus, l’homélie de ce dimanche a l’avantage de mettre les points sur les i et de rappeler que le dernier mot n’a pas encore été dit au sujet de la présidentielle. « L’approche du patriarche s’inscrit dans la lignée de ses prises de position ces dernières années. Il est dans une logique de changement et de réformes depuis le soulèvement en octobre 2019 d’une nouvelle génération contre l’ordre établi », confie la source proche de Bkerké. Pour le patriarcat, l’enjeu est de taille. Il concerne non seulement l’avenir d’un pays en décrépitude, mais aussi, et plus particulièrement, celui des chrétiens dont les leaders sont écartelés entre deux axes (pro et anti-Hezbollah) et divisés autour d’intérêts plus personnels que nationaux. Une polarisation qui s’est faite au détriment du bien-être des Libanais et du pays. Grâce à son unité indéfectible, le tandem chiite Amal-Hezbollah, lui, s’est imposé comme un décideur redoutable parvenant à préserver les intérêts de sa communauté et à peser lourd dans les échéances principales du pays. Or, c’est le spectacle opposé qui s’offre du côté chrétien. Le chef de l’Église essaie depuis trois ans de réunir les chefs de file de la communauté afin de les inciter à parvenir à une entente a minima pour sauver le pays de sa détresse. En vain. Ce serait la raison pour laquelle le patriarche s’est décidé de faire campagne et de tracer les lignes rouges en rappelant que l’Église est un acteur à part entière dans cette échéance en l’absence d’un front chrétien qui n’arrive pas à se constituer pour s’entendre sur un candidat approprié.
« C’est une période critique, et l’avenir du Liban est en jeu. Aucun des leaders chrétiens n’a fait preuve de responsabilité ou de volonté de changer les choses. Ils n’évaluent pas à la juste mesure le risque qui pointe à l’horizon. Par conséquent, ils doivent assumer les conséquences de leur politique », conclut la source proche de Bkerké.
commentaires (9)
Aucune confiance dans la classe politique maronite.
Christine KHALIL
15 h 43, le 14 juillet 2022