Critiques littéraires Essais

Wilson par Bullitt et Freud

Wilson par Bullitt et Freud

D.R.

Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État de Patrick Weil, Grasset, 2022, 480 p.

Les étudiants de ma génération se rappellent avoir lu dans une collection de poche Le Président Wilson, un portrait psychologique, signé par William Bullitt et Sigmund Freud, ouvrage tardivement paru du fondateur de la psychanalyse. Patrick Weil nous restitue ici le dossier embrouillé qui entoure cette publication souvent contestée dans les milieux psychanalytiques. Ce politologue est connu pour ses travaux sur l’histoire de la nationalité en France et aux États-Unis. Par un enchaînement de circonstances il a été conduit à s’intéresser à cette enquête visant à reconnaître chez des dirigeants les symptômes d’une personnalité pathologique et destructrice qui peut conduire à des catastrophes.

À dire vrai, ce livre est avant tout une excellente biographie de la personnalité fascinante de William Bullitt et celle de l’histoire d’un livre controversé. En revanche, on sent un manque de familiarité de l’auteur avec la foisonnante bibliographie portant sur les relations internationales de cette période.

Bullitt est né en 1891 dans une famille de la haute société américaine de la côte Est. Connaissant parfaitement le français et l’allemand, il assiste en Europe aux premiers mois de la guerre de 1914. En 1917, il est recruté comme diplomate. À ce titre, il fait partie de la délégation américaine à la Conférence de la paix. Il est envoyé en Russie bolchévique et s’entretient avec Lénine, mais à son retour se trouve désavoué. En mai 1919, il démissionne du fait de sa contestation d’un certain nombre d’éléments du traité de Versailles. Son témoignage, utilisé par les Républicains, contribuera au rejet du traité par le Sénat. C’est là en quelque sorte la scène primordiale de toute l’affaire. Retiré provisoirement de la scène politique, il fait connaissance de Freud en novembre 1926 et entame avec lui une analyse.

Freud durant cette période a été un patriote germanophone et en veut beaucoup à Wilson, accusé de ne pas avoir réussi à appliquer ses idées libérales lors du règlement de paix. C’est en 1930 que Bullitt et Freud décident de se lancer dans la rédaction d’un portrait psychologique du président américain. L’Américain est chargé de réunir les informations et réussit à obtenir énormément de documents inédits et des témoignages. Puis c’est l’interprétation psychanalytique proprement dite. Le manuscrit est terminé en 1932, mais, comme Bullitt est décidé à revenir dans la vie politique, ils conviennent d’en retarder la publication.

Bullitt intègre l’équipe de Franklin Roosevelt et joue un rôle important dans la politique étrangère américaine, en particulier comme ambassadeur à Moscou puis à Paris. Il est l’un des organisateurs de l’évacuation de Freud de Vienne lors de l’Anschluss.

De retour aux États-Unis durant l’été 1940, il entre progressivement en disgrâce auprès de Roosevelt. Il faut admettre qu’il n’a pas eu un comportement particulièrement honorable dans les affaires internes de l’administration. En 1944, il s’engage auprès de la France combattante. Il rejoint la première armée française de de Lattre de Tassigny et participe comme officier d’état-major à sa campagne allant de Provence jusqu’en Allemagne.

Farouchement anticommuniste, il participe à la guerre froide et devient conseiller et ami de Nixon, vice-président des États-Unis. Au milieu des années 1960, il doit accepter l’idée que sa vie politique est terminée. Il se décide alors de publier le livre sur le président Wilson.

Il procède à un certain nombre de corrections du texte original. L’édition se heurte à de fortes réticences dans les milieux psychanalytiques qui minimisent la part de Freud dans l’ouvrage. Le livre sort en décembre 1966 juste avant le décès de Bullitt le 15 février 1967.

C’est à l’automne 2014 que Patrick Weil a retrouvé le manuscrit original avec les signatures de Freud et de Bullitt à la fin de chaque chapitre. On peut ainsi déterminer que Bullitt a procédé ensuite à un certain nombre de coupures pour diverses raisons, mais que c’est bien un ouvrage rédigé à deux.

Weil se livre ensuite à une révision de l’interprétation de Wilson faite dans ce livre.

La question fondamentale porte sur la détermination, dans une analyse biographique, de ce qui appartient à la spécificité propre de l’individu liée à son histoire personnelle, en particulier dans la formation de son caractère propre durant son enfance, et ce qui est le domaine de son temps et de ses interactions en particulier dans le domaine politique.

À mon avis, et contrairement à ce que pense Patrick Weil, la négociation de la Conférence de la paix appartient bien au jeu des interactions politiques sans que l’on puisse y voir un aspect déraisonnable dans les décisions prises : la question des réparations est liée à celle des dettes interalliées et le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes s’est heurté au problème de la présence des minorités. En fait le traité était, selon le mot de Jacques Bainville, « une paix trop douce pour ce qu'elle a de dur, et trop dure pour ce qu'elle a de doux ».

En revanche, on doit bien admettre que l’obstination de Wilson à refuser de faire des concessions au Parti républicain est bien du domaine du déraisonnable. Autrement dit, l’action des individus a aussi sa place. Cela dit, la puissance de l’isolationnisme américain dans l’entre-deux-guerres doit ramener à un rang très secondaire la responsabilité finale de Wilson. De même, la critique de la faiblesse supposée de Roosevelt face à Staline ne prend pas en compte les réalités militaires, les territoires détenus par l’armée rouge à la fin du conflit.

On peut ainsi contester un certain nombre de positions de Patrick Weil, mais ce livre n’en reste pas moins une passionnante biographie de Bullitt et la résolution d’une énigme de l’histoire de la psychanalyse, ce qui constitue de puissantes motivations à le lire.


Le Président est-il devenu fou ? Le diplomate, le psychanalyste et le chef de l’État de Patrick Weil, Grasset, 2022, 480 p.Les étudiants de ma génération se rappellent avoir lu dans une collection de poche Le Président Wilson, un portrait psychologique, signé par William Bullitt et Sigmund Freud, ouvrage tardivement paru du fondateur de la psychanalyse. Patrick Weil nous restitue ici...

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