J’ai tout appris de toi sur les choses humaines
Et j’ai vu désormais le monde à ta façon
J’ai tout appris de toi, comme on boit aux fontaines
Comme on lit dans le ciel les étoiles lointaines…
Jean Ferrat sur un poème de Louis Aragon
En cette matinée d’octobre 1981, lumineuse comme nous en offre parfois Beyrouth en cette saison, en le voyant pour la première fois, debout sur cette terrasse inondée de soleil, j’ai eu l’impression d’un « automne flamboyant ». Étaient-ce les yeux noisette malicieux et doux à la fois, la chevelure châtain ou le camaïeu de tons ocre, roux et bruns du tweed des vêtements ? Ou peut-être portait-il les couleurs riches et chaudes du tapis de la plaine de la Békaa à laquelle il appartenait de tout son être ?
Aux premières paroles, mélange unique de culture personnalisée, comme familière, d’humour subtil, d’authenticité zahliote et d’une certaine rondeur de la pensée, je tombai instantanément sous le charme. C’est que malgré sa vaste érudition allant de la sociologie à la psychanalyse, des religions à la pensée occidentale rationnelle, des tourments du monde arabe à ceux du Liban et jusqu’aux traditions de sa ville natale, il ne vous assénait pas vraiment des informations, ni ne vous enseignait à proprement dit des choses. Il vous révélait simplement ce que vous saviez déjà intuitivement, ce que vous pressentiez, mais jusque-là de manière informe et éclatée. Et quand il vous expliquait quelque chose, de ce geste caractéristique de ses belles mains d’homme, la lumière se faisait de manière si simple, si évidente que même les moins avertis comprenaient, et pour toujours.
C’est qu’il était, avant toute chose, un pédagogue – indéniablement son plus grand talent – passionné davantage par la raison d’être et les motivations profondes des comportements humains et des événements que par les solutions et les idéologies toutes faites, à l’égard desquelles il avait cultivé, à son corps défendant, une certaine défiance.
La créativité et la puissance de son analyse vous surprenaient toujours, ainsi que la perspicacité de ses hypothèses, à première vue, les plus audacieuses. Avec son penchant pour la théorie et la construction de concepts novateurs, il s’amusait même parfois à « essayer » sur son auditoire les idées les plus inattendues, avec ce goût poussé du paradoxe et du sens caché des choses qui le caractérisait.
De ses combats généreux de jeunesse pour la justice sociale et les droits des peuples, il en était sorti avec un sentiment d’inachevé, voire une certaine désillusion, cruellement accentuée par le départ de ses compagnons de lutte, Antoine Abdelnour tué lors de l’invasion israélienne de 1982 ; le grand Nassib Lahoud aux côtés duquel il avait fondé et œuvré au sein du Mouvement du renouveau démocratique ; Samir Kassir, son petit frère de pensée, sauvagement assassiné en 2005 ; Samir Frangié, inspirateur et ami des premiers jour ; et surtout, surtout, le départ, en juillet dernier, le même jour, de son cousin et frère d’âme, le philosophe Farès Sassine et de son ami Jabbour Douaihy, le romancier talentueux du Liban profond.
Malgré cette douleur qui le minait intérieurement, il se gardait de toute amertume, qui n’était d’ailleurs pas dans son tempérament d’esthète raffiné et d’épicurien joyeux. Au lieu de quoi, il avait, avec un certain brio, subtilement transformé son combat pour le changement social en intérêt pour l’étude des structures sociales permanentes et de la psychologie sociale primaire, non sans une pointe de « distance » à l’égard de la notion de « changement » au Liban et dans le monde arabe.
Sa générosité était naturelle et coulait de source, loin de toute ostentation. Elle englobait tant les informations qu’il possédait dont il n’était jamais avare que sa vie privée dans laquelle il s’est toujours comporté en véritable seigneur, discrètement attentif aux plus démunis et n’hésitant jamais, avec la bonté qu’on pouvait lire dans ses yeux, à soutenir ceux qu’il aimait, leur faisant le cadeau de sa bonne foi et de sa confiance sans limite ni questionnement. D’ailleurs, son indifférence aux biens de ce monde était remarquable, n’ayant jamais désiré posséder que des livres et n’étant attaché qu’à sa bibliothèque, à la vue du jardin de sa maison natale et à Zahlé qu’il savait décrire comme un poète.
Indulgent à la faiblesse humaine puisqu’il pouvait l’expliquer, il se montrait de ce fait tolérant, se gardant de tout jugement hâtif et de toute condamnation sans appel, même s’il appliquait en ce qui le concernait une éthique rigoureuse, ayant réussi à traverser la vie au Liban sans compromission ni compromis d’aucune sorte. Fin diplomate, il avait l’art de diriger sans autoritarisme, imposant, sans effort aucun, le respect et l’estime qu’il accordait humblement lui-même à tous, aussi modestes soient-ils.
Mais qu’est ce que j’écris là ? Qu’est ce que je suis en train de faire ? Un billet sur Melhem ? Je suis sérieuse ? Je m’applique, j’écris et j’efface comme d’habitude pour respecter le nombre de mots requis pour la rubrique ? Je veux bien faire, le décrire le plus fidèlement possible, comme si j’allais obtenir une bonne note de ma prof de littérature ou de ma rédactrice en chef ? Comme si, le lendemain, mes fidèles lecteurs allaient me féliciter pour mon billet ? Comme si j’allais, comme chaque mois, lui demander de me relire et n’être rassurée que s’il avait aimé ? C’est insensé. J’ai dû perdre la tête…
Et même si je le voulais, comment j’aurais pu décrire le papa protecteur qui entourait ses garçons de son amour et qui voulait, à chaque étape de leurs voyages, savoir s’ils étaient arrivés à destination en sécurité, le fils aimant qui veillait au chevet de sa maman en fin de vie, le frère affectueux et l’époux qui – me disait-on – regardait, à son insu, sa « lionne » comme il m’appelait, avec amour et admiration ? Comment j’aurais pu vous convaincre que le mariage, grâce à lui, de cage et d’étau comme on le décrivait, était devenu pour moi un outil de libération ? Comment vous dire que le pauvre brouillon que j’étais avant lui était devenu un propre ?
Comment vous raconter combien j’avais été bouleversée la première fois qu’il m’avait appelée, à la zahliote, « Ya sanadé » ?
Toutes les nuits, depuis ce 26 mai fatal, j’écoute sur mon portable ses messages vocaux. Tous me demandent où je suis, quand est-ce que je rentre et si je vais encore tarder.
À moi de te demander aujourd’hui : « Melhem où tu es, quand est-ce que tu rentres, est-ce que tu vas encore tarder ? »
Ya sanadé.
Ta Neddo
Superbe cri du cœur parlant d'une personnalité inoubliable. Nada, l'amour est éternel et nul ne peut l'effacer. Porte-toi bien ma chère Nada et dis toi que tu as eu la chance de l'avoir connu et aimé. Un grand homme s'en est parti!
09 h 24, le 08 juillet 2022