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Culture - Exposition

En se racontant, Stéphanie Saadé nous raconte tous

À la galerie Marfa’, l’artiste présente « Stage of Life »*, à travers laquelle son histoire personnelle devient la nôtre, et les choses les plus anodines, les plus banales, se chargent d’une force semblable à celle d’un alchimiste...

En se racontant, Stéphanie Saadé nous raconte tous

Stéphanie Saadé évoque une trajectoire où se confondent ses géographies personnelles, le Liban de son enfance et le Paris de son exil actuel. Photo Youssef Itani

Il y a quelque chose de profondément émouvant à retourner à la galerie Marfa’, même si deux années se sont presque écoulées depuis l’infamie du 4 août 2020. Retourner chez Marfa’, dans cette enclave culturelle coincée quelque part entre les structures de fer encore chiffonnées du port de Beyrouth, c’est comme faire intrusion dans l’une des petites passerelles de lumière qui continuent de traverser la noirceur du pays, en s’étonnant de ce quasi-miracle. Retourner chez Marfa’, et parcourir l’exposition solo « Stage of Life » de Stéphanie Saadé, laquelle a été maintes fois reportée depuis 2019 pour toutes les raisons qu’on connaît, c’est aussi et surtout prendre la mesure du temps et de la distance qui nous séparent du monde d’avant ; ne serait-ce qu’à travers les œuvres de cette artiste dont la prouesse la plus marquante reste sans doute celle d’avoir toujours réussi à transformer le plus profond de son intimité en quelque chose qui nous raconte tous.

Stéphanie Saadé : « A map of my neighbourhood seen through my handkerchief », 2020. Map of Beirut, paper tissue, 54,5 x 77 c

Concrétiser l’absence et l’éloignement

À cet effet, « Stage of Life » s’ouvre sur l’ensemble Rolling Stones (2022) constitué de blocs de pierre provenant de la maison d’enfance de l’artiste. Considérés comme les déchets de cette bâtisse du fait qu’ils ne servaient à rien, sur chacun de ces blocs sont gravées à la nacre des coordonnées géographiques actuelles des membres de la famille de Saadé.

Stéphanie Saadé, « Today I Felt Like a Change In Perspective », 2022, carte postale.

Tout d’un coup, ces chiffres et ces lettres dont les pierres sont frappées deviennent autant de témoins précis mais impuissants de l’éclatement d’une famille libanaise. La pierre devient chair et ces blocs à eux seuls concrétisent l’absence, l’éloignement, et en tous cas l’impossibilité de mesurer la fragmentation d’une sphère intime. C’est un peu le même propos qui sous-tend Watch (2022), une montre suspendue sur un mur de la galerie. Appartenant à l’artiste, l’écran de la montre, censé être l’autoportrait d’une personne puisque le temps qui y passe représente sa propre chronologie, est remplacé par un miroir, de manière à ce que celle-ci deviennent le reflet de la galerie et des visiteurs. Juste à côté, l’œuvre Stage of Life (2022) montre de prime abord un vieux tapis, là encore hérité de la famille et découpé selon des stries horizontales. Une fois ces morceaux de tapis alignés verticalement, ils représentent la distance qui sépare le lit de Stéphanie Saadé de la porte de son immeuble à Paris. D’un geste banal, primaire et peut-être primitif, celui de se lever le matin et sortir de chez soi, l’artiste évoque une trajectoire où se confondent ses géographies personnelles, le Liban de son enfance et le Paris de son exil actuel. C’est d’ailleurs rue du Théâtre, où elle vit en ce moment, qu’elle s’est installée pendant plus d’une heure demandant à des passants d’écrire chacun une lettre de l’alphabet. De ce moment a priori futile, elle constitue son Alphabet (2022) de la rue du Théâtre, une sorte d’espace, de langage qui rassemble une flopée d’inconnus.

Stéphanie Saadé, « Rolling Stones », 2022. Pierres gravées, nacre, dimensions variables. Photo Youssef Itani

Les traces de doigts

En ce sens, l’intérêt de Stéphanie Saadé a toujours été porté vers les choses les plus anodines, parfois même vers ce qui est matière à périr, en chargeant celles-ci d’une force semblable à celle d’un alchimiste. Pour Free Poetry (2021), elle a été glaner puis photographier les traces de doigts laissés sur la poussière des vitres de voitures à Beyrouth. Après avoir isolé ces formes disparates, les avoir reproduites en verre, celles-ci sont accrochées, créant une sorte de prose aérienne où chacune de ces traces de doigts constitue à la fois une dissonance et une harmonie.

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Ce quasi-mobile fait écho à une installation vidéo en face, Where Eyes Rest (2021), à travers laquelle on suit les mouvements de la main de Saadé, alors que celle-ci tortille un cheveu mouillé sur le carrelage de sa salle de bains. Le regard suit les mouvements des doigts, à mesure que quelque chose d’aussi rudimentaire qu’une chute de cheveu devient le vecteur d’une performance quasi fantastique, improvisée sur rien d’autre qu’un mur de salle de bains. À propos de surfaces justement, A Discreet Intruder (2022) est une installation dont le rideau de fer de la galerie Marfa’ est le support. Trente-huit balles de M16 constellent cette surface.

Stéphanie Saadé, « Re-Enactment FR/Facture », 2022. Bills, bullet hole, powder-coated metallic shelf, ball diameter : 7c

Un point de départ représente le lieu de naissance de Saadé, alors que les 37 autres correspondent à ses déplacements au Liban entre 1983 et 1990, date de la fin de la guerre civile. La mémoire se reconstitue dans la douleur, une balle après l’autre, sur ce rideau de fer dont la symbolique résonne autrement, après que tant de ses semblables à Beyrouth ont été soufflés le 4 août 2020. Le spectre de ce crime revient en filigrane, notamment dans l’Apocalypse (2020) : une bavette pour bébé que l’artiste découvre par hasard en préparant la naissance de sa fille. Sur l’étiquette : « Apocalypse, fait au Liban ». À la même époque, l’artiste rassemble des tee-shirts blancs, les plus communs qui soient, qu’elle superpose du XL à la plus petite taille, dans un ensemble qui prend la forme d’une pyramide, et dont l’œuvre porte le nom. Là encore, avec ce pouvoir dont seule Stéphanie Saadé a le secret, cet empilement de textile blanc raconte soudainement le sablier de la vie, l’enfance qu’on voudrait parfois prolonger alors que le temps nous rattrape. Et là encore, la petite histoire de Stéphanie Saadé devient la nôtre.

(*) « Stage of Life » de Stéphanie Saadé à la galerie Marfa’, quartier du port de Beyrouth. Jusqu’à fin juillet.

Il y a quelque chose de profondément émouvant à retourner à la galerie Marfa’, même si deux années se sont presque écoulées depuis l’infamie du 4 août 2020. Retourner chez Marfa’, dans cette enclave culturelle coincée quelque part entre les structures de fer encore chiffonnées du port de Beyrouth, c’est comme faire intrusion dans l’une des petites passerelles de lumière qui...

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