Critiques littéraires

Banquet du visible et de l’invisible

Dressant un festin gargantuesque de mots, Nadim Bou Khalil jongle avec le merveilleux et l’absurde pour écrire douceur et désespoir, le souffle arrimé à l’idéal.

Banquet du visible et de l’invisible

D.R.

Petites Histoires de cure suivi de Sur un calendrier de pompiste et de Télégrammes pour l’au-delà de Nadim Bou Khalil, Oser dire éditions, 2022, 348 p.

Trois recueils de Nadim Bou Khalil paraissent chez Oser dire éditions dans la collection « En vers et avec tous » dirigée par le poète Antoine Boulad. Chaque ouvrage de cette trilogie de plus de 800 pages, telle une matriochka, comporte deux ou trois recueils de poèmes. Ce choix, à l’image de la devise de cette collection au dynamisme certain, se teinte d’audace et de prise de risque. Suivant la subjectivité des affinités poétiques personnelles, ce papier se concentre sur Petites histoires de cure, première partie du recueil : Petites histoires de cure, suivi de Sur un calendrier de pompiste et de Télégrammes pour l’au-delà.

Petites histoires de cure aurait mérité un ouvrage à lui seul, de manière à l’appréhender à part entière. La lecture pâtit de la mise en page juxtaposant, sans intervalle, les poèmes denses dans un espace devenant de plus en plus surchargé. L’abondance propre à Bou Khalil, entre en résonance avec le foisonnement des signes sur la page. Le tout frôle la saturation et le risque de faire obstacle à la rencontre avec le poème. Revient donc aux lecteurs la tâche d’orchestrer l’art et la manière de prendre part au banquet gargantuesque que propose cette partie, et plus globalement la trilogie juste parue.

« La famille réunie autour du papa grabataire a le cœur vacillant entre l’amour et l’adieu. Silencieuse et pleine de chagrin, elle semble tisser des pulls noirs à partir des cils de la tristesse. Par moments, la maman pousse quelques cris comme des gémissements ou des nénuphars violets à la surface de l’eau. Rebelles et distinguées, les filles se portent mal au bord du lit, à la manière de maîtres-nageurs sensibles au bord d’une piscine. Le papa s’en va bientôt. Ses paupières lourdes ont rendu le dernier salut, hissant le drapeau du départ haut et fort. La mort n’étant pour lui que la vraie rencontre avec soi. »

Petites histoires de cure décline ses poèmes en prose sous forme de textes descriptifs, narratifs, pensifs, au fil desquels Bou Khalil parvient, dans certains morceaux, à un équilibre permettant de déguster son goût des visions surréalistes et sa poésie à maturité. Proposant surtout des poèmes en vers libres, les autres parties de ces trois parutions, souvent inégales, ne parviennent pas à une telle réalisation en dépit de maintes trouvailles. Une belle vendange donc que ces Petites histoires de cure, permettant d’apprécier la poésie de Bou Khalil, dans la continuité des marqueurs de ses débuts.

« Nous passons nos vies à plumer les ailes à la raison, cherchant à s’inventer de nouvelles comédies fourrées dans l’irrationnel. Plus le temps passe, plus nos efforts s’avèrent vains, tellement les gens ordinaires piétinent l’herbe du quotidien. Tentative du soir, tentative du matin, rien n’y fait. Jusqu’au jour où le rêve lâche ses lapins transparents dans la prairie, eux qui sautillent dans tous les sens, répandant la folie dans les bois des alentours. »

Avec harmonie, Nadim Bou Khalil conjugue métaphores, aphorismes et comparaisons, dans une veine existentielle et un sens aiguisé de la description. Cette harmonie soutient le poète dans sa capacité à former des associations atypiques et des chutes dont il a le secret. Le vacillement permanent entre innocence et noirceur contrebalance le lyrisme Bou Khalilien de doux sarcasmes.

« Sautons ensemble dans le grand lac, comme des politiciens rescapés de la vérité, et qui plongent dans la foule sans se soucier de leurs costumes. (…) Et si par mégarde quelqu’un tente de nous tendre un piège, nous arrêterons le mouvement de la terre avec des poings aussi solides que le silex, et un cœur encore plus fort que la concordance du hasard. »

Observateur des rôles sociaux, Bou Khalil explore semblants et faux-semblants, félicités et misères. Alternant et confrontant les points de vue du vivant et des objets, il écrit la souffrance, le leurre, le vice, la maladie, qui font le pain quotidien de l’existence. Confronté répétitivement à la condition humaine et à son rapport au mal, il s’enivre d’amour et d’idéal pour supporter la boue et renouer avec l’innocence. Et ce rite devient ordalie.

« Les araignées qui vivent à la frontière espagnole ont des tonnes d’agrumes pour nourrir leurs mémoires. L’été, elles font la fête dans les cimetières, et croient au bon dieu à force de coller aux plafonds. (…) Puis le silence réparti en parts égales comme un gâteau invisible, viendra manger à leur table, laissant croire que l’automne est fini. »

Petites histoires de cure dresse un festin de la démesure que les mots prolongent par instants dans l’invisible. Plusieurs poèmes, muris par-delà la prouesse métaphorique, révèlent une intériorité paisible chez le poète Nadim Bou Khalil. L’émotion singulière de ce chapitre-recueil se tisse par l’éclosion, au cœur de l’excès, de soudaines possibilités de quiétude.

Petites Histoires de cure suivi de Sur un calendrier de pompiste et de Télégrammes pour l’au-delà de Nadim Bou Khalil, Oser dire éditions, 2022, 348 p.Trois recueils de Nadim Bou Khalil paraissent chez Oser dire éditions dans la collection « En vers et avec tous » dirigée par le poète Antoine Boulad. Chaque ouvrage de cette trilogie de plus de 800 pages, telle une matriochka,...

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