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Lifestyle - La carte du tendre

Aux confins de Beyrouth, le quartier Nasra à ses débuts

Aux confins de Beyrouth, le quartier Nasra à ses débuts

Vue sur le pensionnat de Nazareth en 1889. Photo Trancrède Dumas

Nous sommes en 1889. Pour immortaliser ce paysage bucolique tellement paisible que domine un bâtiment massif, le photographe s’est installé au bord d’un chemin de terre battue qui serpente à travers les champs. L’image a beau être en tons sépia, on reconnaît au premier plan la terre typique de Beyrouth, ce sable rouge gorgé de fer, extrêmement fertile, encore détrempée par une ondée récente. Pourtant, cette région est quasiment inhabitée et sous-exploitée : on n’y trouve pas de culture organisée, à peine peut-on distinguer ce qui ressemble à des plants de tournesol desséchés. Il y a aussi en bordure de route les inévitables cactus qui offrent, outre de succulentes figues de barbarie, un semblant de protection contre les intrus. Les rares bâtisses cubiques de pierre calcaire abritent sans doute des métayers, leurs familles, leurs bêtes et leurs outils. Ces constructions typiques à un étage ressemblent aux maisons que dessinent les enfants de maternelle. Il en reste aujourd’hui de nombreuses ruines à travers le Liban.

Le chemin légèrement pentu, large d’à peine deux, trois mètres, rejoint un peu plus loin à gauche, comme un confluent, la fameuse route de Damas au point où sont situés les cimetières syriaque, évangélique et israélite. Face à nous, le relief est nettement plus accidenté : c’est là que débute la colline d’Achrafieh. Ce quartier est celui de Ras el-Nabeh, du nom de la source localisée à cet endroit. Le bâtiment sur la colline est le pensionnat des sœurs de Nazareth : à l’échelle de cette campagne dépeuplée, il paraît gigantesque. On dirait, toutes proportions gardées, le Grand Sérail dominant le centre-ville.

Italien d’origine française, le photographe Tancrède Dumas est installé à Beyrouth depuis 1860. Il y restera une trentaine d’années, concurrençant le prolifique Félix Bonfils dans la production et la vente d’albums souvenirs et de tirages albuminés à vocation touristique. Quand il y place sa caméra, ce lieu ne fait pas partie de la ville dont les confins se situent au niveau des cimetières. Face à nous, entre la route et Nazareth, viendront plus tard se loger de nouveaux cimetières, le maronite et le grec-catholique : absents de la carte de Julius Löytved (1876), ils sont mentionnés dans le plan Baedeker de 1912. Cette ruelle anonyme sera baptisée par les autorités mandataires françaises rue de Cilicie au début des années 1920, avant de prendre le nom de Ishak ben Honein dans les années 1930 puis de Habib Bacha el-Saad depuis les années 1960. Pour le commun des citadins, c’est aujourd’hui la Rue du Lycée, car elle longe le Grand Lycée franco-libanais, installé plus à droite depuis les années soixante. Et, profitant de la richesse de la terre rouge sur laquelle se tient le photographe, les jésuites établiront leur jardin botanique, rejoint par la Faculté française de médecine au début des années 1910.

Le test du mouton

Mais c’est l’histoire du choix du terrain sur lequel sera construit le pensionnat de Nazareth qui reste la plus savoureuse. En 1868, les sœurs de Nazareth ont loué des locaux situés à Zokak el-Blatt et appartenant au marquis de Freige pour y établir leur école de jeunes filles. Mais elles sont à la recherche d’un terrain bien plus vaste pour contrebalancer l’influence protestante des diaconesses prussiennes : celles-ci possèdent en effet un pensionnat florissant réservé aux jeunes filles de la haute société avec lequel les sœurs de la Charité, œuvrant auprès de familles moins aisées, ne peuvent rivaliser.

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À la supérieure des Dames de Nazareth, la mère Pauline de Vaux, sont proposées une vaste plaine en bord de mer à l’ouest de Beyrouth et cette colline d’Achrafieh dans ce qui est encore la banlieue sud. Pour mettre un terme aux hésitations, elle fait placer une moitié de mouton sur chacun des terrains. Vingt-quatre heures plus tard, la moitié la mieux conservée est celle de la colline : « Preuve était faite de la salubrité de l’air », précisera la plaquette du centenaire de l’école, ajoutant que « le terrain appartenait à dix-huit propriétaires, dont certains récalcitrants. » Les sœurs auront recours au « cheikh de la colline, monsieur Beydoun, le plus puissant des propriétaires, presque centenaire ». Et, toujours sur leur plaquette, elles romancent la rencontre entre la mère de Vaux et le cheikh à la manière des auteurs du XIXe siècle. Le cheikh aurait ainsi déclaré : « Je ne veux pas contraindre mes fils, mais je leur conseille de traiter avec vous. Peut-être vous demanderont-ils d’élever un peu le prix d’achat car ce sommet de la colline est l’endroit le plus sain de Beyrouth, son plus agréable point de vue : d’un côté, le Liban avec son front de vieillard, de l’autre, la vaste mer aux ondes bleues et, plus près, la ville baisant les pieds de la colline, comme une servante ceux d’une reine. » À l’une des religieuses qui demande si l’air est bien pur sur la colline, le cheikh aurait répondu : « Regarde-moi, j’ai vu un siècle. Regarde mes onze fils, droits comme des lances, vigoureux comme les chênes du bocage… Crois-moi, sur la colline, le fil de la vie est double. L’ange du destin doit venir trois fois le couper. » L’affaire sera conclue en 1870.

Au moment où Tancrède Dumas prend cette photo, le bâtiment à arcades et créneaux n’a pas vingt ans : situé (par hasard ?) au bout d’un axe passant par le Petit Collège des jésuites et le couvent des sœurs lazaristes du centre-ville, entouré de jardins luxuriants, il dégage une atmosphère propice à la méditation. Son implantation provoquera le développement accéléré de ce quartier qui sera connu plus tard sous le nom de Nasra.

Aujourd’hui, les Beydoun sont toujours présents en contrebas de Nazareth, côté ville. Représentés par un très accueillant moukhtar qui conserve quelques documents de famille, ils sont les figures proéminentes de cette agglomération musulmane qui s’est développée autour de la mosquée d’Achrafieh, bâtie en 1849. Reconstruite en 1951, celle-ci a pris le nom de son généreux donateur, Darwiche Beydoun. Les sœurs de Nazareth et les Beydoun sont depuis 150 ans un magnifique symbole de coexistence que n’a pas altéré la guerre de quinze ans. Période sombre durant laquelle la ligne de démarcation, qui passera par le point où se situe le photographe, allait faire subir un véritable martyre au collège et à ses courageuses gardiennes.

Auteur d’« Avant d’oublier » (les éditions L’Orient-Le Jour), Georges Boustany vous emmène toutes les deux semaines visiter le Liban du siècle dernier, à travers une photographie de sa collection, à la découverte d’un pays disparu.

L’ouvrage est disponible mondialement sur www.BuyLebanese.com et au Liban au numéro WhatsApp +9613685968

Nous sommes en 1889. Pour immortaliser ce paysage bucolique tellement paisible que domine un bâtiment massif, le photographe s’est installé au bord d’un chemin de terre battue qui serpente à travers les champs. L’image a beau être en tons sépia, on reconnaît au premier plan la terre typique de Beyrouth, ce sable rouge gorgé de fer, extrêmement fertile, encore détrempée par une...

commentaires (4)

Excellent récit, ce quartier est très beau dommage de n'avoir qu'une seule photo.

Georges Zehil Daniele

19 h 55, le 03 mai 2022

Tous les commentaires

Commentaires (4)

  • Excellent récit, ce quartier est très beau dommage de n'avoir qu'une seule photo.

    Georges Zehil Daniele

    19 h 55, le 03 mai 2022

  • Sur cette photo, on voit bien la grande école des sœurs de Nazareth, et la route qui mène à la colline d Ashrafieh, et rien d'autre. Le récit est historique.

    Esber

    11 h 44, le 01 mai 2022

  • En tant qu’habitante de ce quartier, j’ai été plus que ravie d’apprendre l’historique de mon voisinage, du couvent des soeurs de Nazareth à la fameuse mosquée Beydoun. Quel récit charmant!

    Hajj-Chahine Joyce

    23 h 48, le 30 avril 2022

  • Fabuleux récit. Comment en sommes-nous arrivés à mériter le CPL un siècle et quelques plus tard?

    Gros Gnon

    14 h 55, le 30 avril 2022

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