Il arrive bien souvent que réalisme, pragmatisme, raison d’État et autres motivations ou prétextes moins avouables l’emportent, en politique, sur les grands principes de droit et de justice. Particulièrement choquante néanmoins est la clôture, en Turquie, du procès traitant de l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi, perpétré en 2018 dans les locaux du consulat d’Arabie à Istanbul.
Entre autres raisons invoquées par le parquet figure l’impossibilité de mettre la main sur les 26 ressortissants saoudiens poursuivis, qui ont en effet gagné leur pays sitôt accomplie leur sinistre mission ; selon les autorités de Riyad qui se défendent de toute implication dans le crime, huit de ceux-ci y ont déjà été jugés et condamnés à des peines de prison. Bien entendu, l’argument de l’absence ne convainc guère. Car, même à défaut de sanctions frappant physiquement les coupables, la seule lecture publique d’un réquisitoire aurait, du moins, établi à jamais, dans toute son insoutenable horreur, la barbarie dont ont fait montre les assassins en dépeçant leur victime après l’avoir trucidée, pour mieux en disposer des restes.
La plate, la peu digne vérité est ailleurs ; elle se niche dans la sévère crise économique qu’endure la Turquie et sa quête de pétrodollars en provenance du Golfe ; elle réside probablement aussi dans l’urgence d’un regroupement des puissances sunnites face à un Iran en voie d’obtenir satisfaction sur le dossier du nucléaire. Dans la sourde émulation qui oppose ces deux nostalgies d’empires, l’un ottoman et l’autre perse, le sang d’un journaliste d’opposition ne pouvait peser bien lourd. Dès lors, et en même temps qu’un pan de réhabilitation, le sulfureux maître de l’Arabie, MBS, récupère, dans son accablante intégralité, le dossier Khashoggi, les ONG étant laissées quasiment seules à crier au scandale.
Plus tranchants que le glaive de la justice s’avèrent, en définitive, le coutelas, le hachoir et la scie dont ont usé les bouchers assassins à Istanbul. Et le Semtex donc, pourraient toutefois renchérir les Libanais, éprouvés par une longue série d’attentats aux explosifs. L’affaire étant beaucoup trop grosse pour une justice locale vulnérable aux ingérences politiques, c’est à un Tribunal spécial, institué par les Nations unies, que notre pays s’en était remis pour faire la lumière sur le meurtre de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri. Le fait est que cette juridiction a condamné trois cadres du Hezbollah, mais sans jamais aller jusqu’à mettre en cause explicitement la milice. Le plus extraordinaire est cependant que le Liban n’est pas la Turquie, que Beyrouth n’a pas l’excuse de l’absence dont se prévaut Istanbul, que les prévenus et suspects se promènent librement, qu’ils accèdent même au statut de héros.
Et comment en serait-il autrement dans un pays où, en matière d’impunité, l’exemple vient d’en haut, de cette mafia dirigeante qui en administre et contrôle les affaires en tous genres? Réflexion faite, qu’il paraît somme toute incongru de faire reproche à l’appareil judiciaire turc, au spectacle d’une magistrature libanaise dont la fine fleur est traînée dans la boue tandis que le reste s’emploie à faire illusion en se livrant à de donquichottesques et factices campagnes contre la corruption. Non seulement les prévenus dans la meurtrière affaire du port de Beyrouth narguent le juge d’instruction, mais ils figurent en tête des candidats de leur parti aux élections législatives.
Ce n’est pas deux fois, comme pour l’infortuné Khashoggi, mais plus de deux cents fois que dans notre beau Liban, le Liban des lumières, l’on assassine froidement les victimes de ce terrible 4 août 2020.
Issa GORAIEB