L’iconique saga de The Matrix nous revient en 2021 avec un quatrième opus intitulé The Matrix : Resurrections. Créée en 1999 par les frères Larry et Andy Wachowsky, cette trilogie labyrinthique, composée de The Matrix (1999), The Matrix : Reloaded (2003) et The Matrix : Revolutions (2004) était restée sur une fin ouverte.
Souvent oubliée, une version supplémentaire, The Animatrix, est née d’une collaboration entre les frères Wachowsky et une équipe de production d’animés japonaise. Révélée en 2003, cette version réalisée par un collectif d’artistes, associant l’art numérique et l’animation à des dessins manuels très méticuleux, est un pur chef-d’œuvre. Elle dévoile à travers une illustration audiovisuelle unique des zones encore plus profondes de la Matrice. The Animatrix remonte au moment de la création des machines, accompagne leur évolution lente néanmoins exponentielle et raconte leur révolte contre leurs créateurs afin de s’emparer de la planète entière et d’inverser le rapport de force avec les humains, qui les utilisaient comme des esclaves technologiques. Ayant acquis une pleine conscience de soi et développé une technologie et des armes invincibles, les Machines ont alors désiré créer leur propre civilisation et société. Mais elles se sont vite heurtées à la nature jalouse, égoïste et paranoïaque des hommes, qui ont rejeté toute possibilité de cohabitation pacifique.
La saga de la Matrice commence au moment où les machines ont pris le pouvoir et transformé la planète en limbes obscures et infinies. Les humains, emprisonnés dans une réalité virtuelle, servent alors à alimenter par leur énergie corporelle et intellectuelle la croissance des machines.
Le noyau de la saga Matrix résidera dans la libération de l’espèce humaine, d’abord à l’échelle individuelle, puis à celle du collectif. Cette libération doit se conduire à la fois dans le monde réel et dans la Matrice.
Il est évident que les frères Wachowsky s’appuient et réinterprètent l’allégorie de la caverne de Platon. Nous retrouvons le même état de soumission hypnotique à l’illusion, qui enferme l’homme dans l’obscurité de sa propre caverne, c’est-à-dire dans l’antre de ses peurs, ses croyances et ses fausses convictions. Platon invite l’homme à une prise de conscience de sa condition de prisonnier, et à atteindre un état de libération, métaphoriquement associé au monde extérieur sur lequel brille le soleil de la vérité.
Cependant, les frères Wachowsky poussent le concept platonicien dans une impasse pessimiste. Aucun soleil ne brille sur le monde extérieur. Le monde réel est totalement contrôlé par les machines, et ce qu’on appelait autrefois la Terre n’est plus qu’une suite de terres mortes et inhospitalières où l’homme qui réussit à se libérer de la Matrice a peu de chances de survivre. Seule Zion, une ville cachée et protégée, résiste à cet anéantissement des volontés. Elle abrite tous ceux qui gardent le souvenir de leur vie d’avant et se battent contre les machines, pour reconquérir leur humanité. Sur le modèle de toute société, Zion prospère non seulement avec la volonté, mais aussi avec une foi et des croyances profondément enracinées. Nonobstant le choix de certains de réfuter la religion, une prophétie existe, et la trilogie de Matrix illustre le dénouement de cette prophétie.
Dans Matrix II, Neo – anagramme de « The One » – personnage principal de ce scénario, rencontre l’architecte de la Matrice. Ce dernier lui révèle que la version actuelle de la réalité n’est que la répétition à l’identique des cinq versions précédentes toutes oubliées par la mémoire humaine. Après chaque simulation, réalisée avec la libération des humains, les machines reprennent le contrôle des deux mondes, dans un éternel cycle absurde. En lui révélant ces secrets, l’architecte place Neo devant un choix cornélien, celui de choisir entre l’hubris et l’amour. C’est-à-dire entre l’héroïsme et le sauvetage de l’espèce humaine par la réduction des machines, et l’amour par le sauvetage de Trinity, la femme qu’il aime. Comme l’Oroboro qui se mord la queue, l’amour engage dans un dilemme sans issue. S’il perturbe l’harmonie illusoire et l’hégémonie des machines, il anéantit la seule chance de l’humanité de s’en libérer et constitue ainsi une fulgurance de conscience dans un monde condamné d’avance. Ceci n’est pas sans nous rappeler l’approche camusienne du mythe de Sisyphe, sur l’absurdité de notre existence.
À partir de Matrix II, les Wachowski orientent la philosophie et la théologie de la saga vers le sommet de cet absurde sans issue, laissant très peu de place à l’espoir d’une existence sereine et souveraine. La Matrice qu’ils tissent dans leur saga futuriste est celle-là même qui envahit progressivement notre réalité contemporaine. Industries de désirs fictifs et d’équations mathématico-financières – calculées par des « super-computers » –, les multinationales, les gouvernements, et les institutions qui modulent notre existence quotidienne étendent leur hégémonie sur nos sociétés consentantes, pour assurer leur propre prospérité. Ce consentement est obtenu grâce à des leviers autoritaristes, comme la peur, la désinformation, la surveillance policière, le traçage digital, les monopoles, contrebalancés par la promesse de sécurité et de dirigeance, et par des leviers hédonistes, comme la consommation, la création de désirs fictifs et leur gratification instantanée.
À l’orée du nouveau millénaire, au moment où semble s’installer de manière définitive l’hégémonie de l’Occident néolibéral, les Wachowsky, à l’instar de Platon, tentent de réveiller les âmes hypnotisées et d’encourager l’individu à s’émanciper de l’illusion, même si les chances d’en triompher sont dérisoires. Cette trilogie, augmentée d’Animatrix, constitue un message de rébellion ontologique qui invite l’homme à retrouver son individuation à travers la vertu de l’amour, de la rébellion, et de la foi. De la sorte, les Wachowsky ont gravé leur empreinte dans l’inconscient, le subconscient, et la conscience de l’humanité, contribuant à l’expansion de l’esprit collectif par ricochets.
Plutôt que d’aboutir à un questionnement de la réalité et des forces qui meuvent notre existence,
Matrix IV suit bien trop parfaitement les conventions et traditions industrielles de Hollywood et de la société de consommation. Malheureusement, Lana Wachowsky ne préserve pas le noyau de Matrix et, de ce fait, trahit son audience. Les éléments les plus profonds de la saga disparaissent dans cette dernière tentative de poursuivre l’histoire ; plutôt que de refléter l’état exponentiellement décadent de notre société contemporaine par le miroir qu’est Matrix, Lana Wachowsky se perd dans une répétition emboîtée, qui ne semble que se focaliser sur les artifices de la technologie (effets spéciaux), sur les consensus sociaux dominants (féminisme, sexisme, racisme), sur un humour dramatiquement faible, et une histoire bâclée. Les éléments théologiques (la prophétie et la salvation), philosophiques (moraux et existentiels), et socio-psychologiques (révolte individuelle et collective), sont très peu explorés et développés, sinon superficiels, voire inexistants. Les tons sérieux et épiphanique sont presque silencieux et invisibles, remplacés par des scènes épiques forcées, des artifices visuels haut de gamme, et des catharsis dramatiques superficiels.
Critiques et audience ont tous exprimé une déception profonde, face à des attentes et des visions bien plus vastes et profondes. On peut dire que Lana Wachowsky, choisissant de satisfaire la dopamine de l’inconscient collectif, a incarné la saga dans la temporalité.
Les textes publiés dans le cadre de la rubrique « courrier » n’engagent que leurs auteurs et ne reflètent pas nécessairement le point de vue de L’Orient-Le Jour. Merci de limiter vos textes à un millier de mots ou environ 6 000 caractères, espace compris.