Alors que le gouverneur de la Banque du Liban (BDL), Riad Salamé, est sous le joug d’enquêtes judiciaires nationale et internationale, soupçonné notamment d’enrichissement illicite, et qu’un audit juricomptable des comptes de la BDL est en cours par le cabinet Alvarez & Marsal depuis quelques mois, sans que rien ne filtre quant à ses résultats jusqu’à présent, L’Orient Today a analysé le peu d’informations connues sur l’état des comptes de la banque centrale.La BDL n’a en effet jamais publié ses bilans financiers annuels audités ou même ses pertes ou ses profits. La seule information partagée se rapportant à sa situation financière se résume à un bilan rudimentaire non audité, publié chaque deux semaines sur son site dans un fichier Excel et dans lequel sont énumérés ses avoirs en devises étrangères.
Mais une simple analyse de ces données présentées dans son dernier bilan révèle une bien sombre réalité. Au 15 mars 2022, les avoirs étrangers de la banque centrale s’élevaient à 16,58 milliards de dollars. En réalité, cette enveloppe serait considérablement plus réduite si les paiements dus et certaines autres déductions sont calculés.
10 milliards de dollars
En effet, en tenant à la fois compte des eurobonds (titres de dette libellés en devises) détenus par la BDL, actuellement évalués sur le marché à 10 cents pour un dollar, des droits de tirage spéciaux (DTS) reçus du Fonds monétaire international (FMI), qui y sont déposés pour le compte du ministère des Finances, et des montants dus aux importateurs de carburant, de médicaments et d’équipements médicaux, entre autres, estimés à entre 600 et 800 millions de dollars par des responsables de ces secteurs, l’estimation des devises étrangères dont dispose la BDL se situe plutôt aux environs de 10 milliards.
Un montant qui ne représente qu’une fraction des 100 milliards de dépôts en devises coincés dans les banques libanaises et qui représente moins du tiers des 35 milliards en devises dont disposait la BDL il y a seulement deux ans.
En même temps, le ratio de réserves obligatoires fixé par la BDL a baissé durant cette période d’un point de pourcentage, passant de 15 à 14 %, faisant en sorte que le niveau supposé des réserves obligatoires est de 14 milliards. Un montant supérieur à ce dont la BDL dispose, selon les calculs de L’Orient Today, ce qui implique que la banque centrale a puisé dans les fonds des déposants, bien que Riad Salamé ait promis à plusieurs reprises de ne pas y toucher. Un porte-parole de la BDL n’avait pas immédiatement commenté ces chiffres.
Charbel Bassil, professeur associé d’économie à l’Université du Qatar, explique que « c’est l’incapacité d’imposer un contrôle officiel des capitaux et l’intransigeance dans la poursuite de politiques de subvention insensées qui ont accéléré la sortie de capitaux et rendu le pays vulnérable à de nouveaux chocs ».
Parallèlement, la baisse des réserves de devises semble également être liée aux efforts déployés par la BDL ces dernières semaines dans l’objectif de renforcer la livre libanaise. Steve Hanke, professeur d’économie appliquée à l’Université Johns Hopkins, a récemment tweeté : « Depuis que le taux a atteint un niveau record de 33 700 livres pour un dollar (…), la livre s’est renforcée par rapport au dollar (…), alors que la BDL continue à vendre bêtement ses réserves en dollars sur sa plateforme Sayrafa. Brûler les réserves en devises ne fixera pas la livre. »
Circulaire n° 161
Mais les fissures ne tardent pas à apparaître dans la deuxième tentative de Riad Salamé d’ancrer la monnaie nationale suite à l’implosion de la parité officielle de 1 507,5 livres pour un dollar, en vigueur depuis 1997. En publiant mi-décembre la circulaire n° 161, la BDL s’est donné la possibilité d’intervenir sur le marché des devises en fournissant aux banques des quantités illimitées de dollars. S’en est alors encouru une injection massive de cette devise sur le marché qui a stabilisé le taux de change autour de 20 000 livres pour un dollar.
Cependant, cette période de calme relatif, durant laquelle les taux sur le marché parallèle et sur la plateforme Sayrafa convergeaient autour de 20 500 livres pour un dollar, n’a duré que deux mois. Le mécanisme mis en place a permis de limiter l’échange massif de livres contre des devises et a assuré assez de temps au gouvernement libanais pour adopter le budget 2022 et renvoyer la balle dans le camp du Parlement.
Un examen plus approfondi des bilans bimensuels de la BDL révèle qu’environ 500 à 600 millions de dollars ont été injectés sur le marché chaque mois depuis la publication de la circulaire n° 161. En supposant que Riad Salamé parvienne à convaincre le FMI de sa proposition de plan de sauvetage financier, dont les détails ont été divulgués au début de l’année et qui impliquent entre autres la lirification de plus de 75 % des dépôts en devises étrangères, des réserves de 4 milliards de dollars devraient être suffisantes.
Par contre, si la banque centrale souhaite maintenir une marge de trois mois d’importations, soit environ 3 milliards de dollars, cette enveloppe passe à 7 ou 8 milliards de dollars. Ce montant était initialement censé donner au gouverneur une bouée de sauvetage d’au moins six mois. Toutefois, l’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24 février dernier a accéléré ce compte à rebours, la hausse des prix mondiaux du pétrole et des denrées alimentaires drainant encore plus rapidement les réserves en devises. Au rythme actuel, la stratégie de la BDL ne pourra durer que trois à quatre mois avant de s’effondrer sous son propre poids.
L’augmentation soudaine de 12 % du taux de change qui a eu lieu le 9 mars retentissait comme un coup de semonce, menaçant de raviver l’incertitude quant à la capacité de la BDL à maintenir un contrôle strict sur les fluctuations de ce taux. « Le 8 mars à 9 heures du matin, notre quota quotidien de dollars était complètement épuisé », a déclaré à L’Orient Today un banquier de haut rang s’exprimant sous couvert d’anonymat. Lorsque sa banque a demandé à recevoir un second lot de billets verts, la banque centrale lui a refusé cette requête, sans toutefois justifier ses motifs.
Entre-temps, les changeurs du marché parallèle, sentant que quelque chose allait mal, ont fait circuler des rumeurs comme quoi la banque centrale était sur le point d’arrêter trois semaines plus tôt que prévu l’application de la circulaire n° 161. Résultat, la volatilité de la livre s’accroît et la demande pour le dollar augmente. Durant cette journée, le taux de change n’a augmenté que de 2 %, les transactions étant plutôt réduites alors que le marché attendait de plus amples informations avant de passer à l’acte.
Le lendemain matin, le 9 mars, les clients des banques ont appris que leurs guichetiers ne leur vendraient pas de dollars au taux Sayrafa, comme cela avait été le cas au cours des deux derniers mois. La nouvelle fait trembler le secteur financier, déclenchant dans la foulée une ruée vers les banques. Les clients se sont précipités pour y retirer ce qu’ils pensaient être leurs derniers dollars avant que la banque centrale ne suspende la plateforme Sayrafa. La parité prend très rapidement 12 % alors que les banques annoncent successivement qu’elles sont à court de dollars. Alors qu’il s’échangeait contre 21 000 livres la veille, le dollar s’échangeait désormais contre 24 000 livres durant cette journée, obligeant la BDL à publier un communiqué réitérant qu’il n’y avait aucun changement à la circulaire n° 161 et qu’elle était prête à vendre des quantités illimitées de dollars au taux Sayrafa. Dans la foulée, la volatilité et les ventes de livres baissent. Le taux de change, s’établissant à 23 000 livres pour un dollar en fin de journée, aura finalement augmenté de 9 % en un jour.
Négociations avec le FMI
Ce qui s’est passé lors de cette journée va au-delà d’une simple sonnette d’alarme. Cela révèle également un certain malaise des marchés financiers à l’égard du gouverneur de la BDL. Tout d’abord, le puissant banquier libanais fait actuellement l’objet d’une enquête dans cinq pays européens pour détournement de fonds et blanchiment d’argent de plus de 300 millions de dollars dans le cadre de transactions entre la BDL et Forry Associates, une société appartenant à son frère Raja Salamé. En parallèle, le gouverneur fait aussi l’objet de plusieurs enquêtes au Liban et est sous pression dans le cadre de l’audit juricomptable des comptes de la BDL.
Ces événements ont lieu alors que le Liban tente de négocier un accord avec le FMI pour sortir de la crise économique dans laquelle il se trouve depuis 2019. Saadé Chami, vice-Premier ministre et à la tête de l’équipe chargée de ces négociations, a revu à la hausse les estimations du gouvernement concernant les pertes du secteur financier, celles-ci passant de 69 milliards de dollars en décembre 2021 à 72 milliards ce mois-ci. Il a notamment prévenu que les pertes continueraient de s’accumuler si des réformes n’étaient pas mises en œuvre, tout en assurant en même temps que les négociations progressent.
L’équipe de négociation du FMI est attendue à Beyrouth fin mars pour poursuivre les discussions avec les responsables libanais, alors que le budget 2022 est toujours étudié par la commission des Finances et du Budget. Tout porte à croire qu’aucun accord ne sera conclu avant les élections législatives de mai. Ce retard ne devrait pas perturber l’exécution à court terme de la circulaire n° 161. Toutefois, cela signifie que ce seront entre 1 et 1,5 milliard de dollars de l’argent des déposants qui disparaîtront, en supposant que la BDL continue d’intervenir sur le marché comme elle le fait actuellement.
De son côté, Saadé Chami semble, lui, prendre ses distances avec la stratégie de la BDL. « Le gouvernement ne veut pas arrimer la monnaie et ne prévoit pas de le faire », a-t-il déclaré lors d’une conférence mercredi passé, ajoutant que « cette politique a déjà coûté beaucoup d’argent au pays ».
(Cet article a été originellement publié en anglais sur le site de « L’Orient Today » le 16 mars 2022 et mis à jour hier par « L’Orient-Le Jour ».)
Cet article part de l'imagination de son auteur. Aucun chiffre cité ne peut être certifié. La BDL a fait savoir à plusieurs reprises qu'elle ne touchait pas aux réserves obligatoires. Elle aurait même gagné quelques centaines de millions à un moment donné. Il n'y a pas de transparence, et pour cela l'analyse des données devient douteuse.
15 h 44, le 22 mars 2022